mercredi 11 mai 2011

Chapitre Sixième

Chapitre sixième

Au départ simple ruisseau, l’eau descendant des hauts glaciers de la montagne parcourait des centaines de mètres avant de rencontrer d’autres coulées semblables pour former un large torrent. Celui-ci, qui roulait pierres et graviers, s’était au fil des années construit un lit où il coulait paisiblement avant de se jeter avec force du haut du pic rocheux, formant ainsi une magnifique cascade scintillante. Torse nu, la musculature impressionnante et le corps couvert de cicatrices, un homme en profitait pour se doucher, sans aucunement plier ni sous la pression de l’eau qui lui fouettait les épaules, ni sous sa température glaciale. Voilà plusieurs années déjà que celui qui avait été le héros de tant de guerres se reposait loin de tous, exilé dans les profondeurs de son île natale. Il se rappelait encore les dernières paroles qu'il avait échangées avec des humains :
« Mes yeux sont fatigués de toutes les horreurs qu’ils ont vues, mes membres endoloris par tous les coups qu’ils ont donnés et mon cœur est plus que tout brisé par toutes ces vies amies qu’il a senties partir. Je m’en vais à présent loin des hommes et des guerres, tout cela est fini pour moi »
Beaucoup avaient pris cela pour des paroles en l’air, pour une plaisanterie. Après tout, comment le héros du pays, celui qui avait combattu avec tant de forces, pouvait-il les laisser ? Oui, pour eux il était le grand guerrier, fierté de la région pour laquelle il avait, à l’époque, pris part aux combats, mais de son point de vue, tous ces hommes braillant et buvant pour fêter la victoire à l’issue d’une guerre qui éclaterait certainement de nouveau quelques mois plus tard, ne représentaient rien. Il n’avait jamais eu aucun lien avec personne, beaucoup de gens avaient voulu s’accrocher à lui, en faire leur ami, mais lui, tellement refermé sur lui-même, n’avait jamais ouvert son cœur. Voilà pourquoi, au sein de sa forêt, coupé de tout lien humain, il se sentait à son aise. Perdu dans ses pensées, il laissait l’eau tomber sur lui sans même la sentir. Mais il fut brutalement ramené à la réalité. Quelque chose lui heurta le dos de plein fouet. Terrassé par la violence du coup et par la surprise, il mit un genou à terre. La respiration haletante, il se releva doucement de peur de sentir sa colonne vertébrale se briser plus qu’elle ne l’était peut-être déjà. Par de lents mouvements, il regarda tout autour de lui, à la recherche de ce qui avait bien pu lui causer l’intense douleur qui lui labourait encore l’échine. Son instinct de guerrier et ses sens qu’il maîtrisait à la perfection lui assurèrent qu’il n’y avait personne aux alentours, et aucun rocher à portée ne semblait assez proche pour l’avoir heurté, mais c’était la seule solution possible et il s’en contenterait pour le moment.
« Voilà c’que tu gagnes à te baigner sous une cascade, gros malin » pensa-t-il tout haut.
Du sang coulait sur ses jambes et disparaissait dans les remous créés par la chute d’eau. Il se passa la main dans le dos, et n’y trouva pas le trou béant auquel il avait pensé. Ses muscles de colosse lui semblaient toujours intacts, mais de fines coupures lui striaient apparemment la peau. Il n’en était pas à sa première blessure et prit immédiatement la décision de nettoyer la plaie quelle qu’elle soit. Il exposa donc son corps à l’immense coulée argentée qui tombait de la falaise. Il n’y resta qu’une minute, mais quand il sortit, la douleur avait déjà entièrement disparu. La blessure n’était décidément pas aussi importante qu’il ne l’avait craint. Il s’assit sur un rocher pour reprendre ses esprits et palpa de nouveau, avec une attention accrue, l’endroit de ses maux. Ses doigts calleux glissaient sur sa peau mouillée, sans réussir à détecter la moindre anomalie, pourtant aucune blessure ne pouvait guérir aussi vite. De plus il fut étonné de voir que ses doigts n’étaient aucunement maculés de sang. Comme il était assis face à la forêt luxuriante et pleine de vie qui avait pris possession de la moitié de cette île, c’était dans son dos que se trouvait la petite étendue d’eau au pied de la cascade. Il regarda par dessus son épaule, pour voir ce qui lui avait procuré cette douleur, il fallait qu’il sache. L’eau à présent calme lui offrit une vue impeccable sur lui-même, mais ce qu’il vit l’effraya plus qu’il ne l’avait jamais été. Sur toute la surface de son dos était inscrite, comme gravée, une immense marque. Il ne pouvait en détacher le regard. Cette main portant le soleil, cela ne pouvait être une coïncidence ! Pagyva, le dieu des dieux, de qui ce guerrier s’était depuis longtemps détourné, lui adressait un signe à présent. La sensation était étrange, lui qui s’était senti seul toutes ces années, abandonné, comme perdu… Et cette main qui se tendait d’un coup comme pour venir à son secours, il ne pouvait le croire. Non, les dieux n’étaient que foutaises, une simple excuse utilisée par certaines personnes possédant une grande soif de pouvoir. Mais alors comment… comment ce qui venait de se passer était-il possible ? Il plongea sa tête dans ses mains, se massa les tempes, se mit trois claques comme pour se réveiller (chacun de ces coups aurait sûrement abattu un adulte normalement constitué) puis retenta l’expérience. Comme il s’y attendait, il n’avait pas rêvé, la marque était bien là, ressemblant à présent à une ancienne cicatrice. La tête lui tourna. « C’est évident, pensa-t-il, un rocher a heurté mon crâne et voilà que je me surprends à délirer. Une bonne heure de repos va me remettre d’aplomb. » Il se leva tant bien que mal en luttant contre la sensation de vertige causée plus par le choc mental que par la douleur physique, et se dirigea vers la forêt. Il avait tellement hâte de dormir pour se réveiller enfin sans cette marque qu’il ne prit pas la peine de rejoindre sa cabane et se coucha sur le premier endroit confortable qu’il trouva. Il tomba alors immédiatement dans un profond sommeil.


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            Le réveil fut difficile. Le guerrier fut réveillé en sursaut par des bruits d’explosions et des cris d’agonie. Il n’était plus sous les arbres de sa chère forêt, mais au beau milieu d’un champ de bataille. Quelqu’un dont le visage resta flou sortit de la fumée qui entourait le colosse, et l’aida à se relever. Cette personne, il lui semblait la connaître, très bien même, mais son nom et son visage ne lui revenaient pas. Il comprit qu’elle lui parlait, sans pourtant entendre le son de sa voix. Il ne comprit pas non plus comment, malgré ce silence, il sut que la personne lui disait de faire vite et de se dépêcher d’y aller. Aller où ? Si son esprit l’ignorait, il était évident que son corps, lui, le savait. Suivant son camarade, il plongea dans l’épaisse brume et s’y perdit. Tout autour de lui, le néant, rien que le néant. Ses jambes avançaient sans même obéir à ses recommandations de prudence. Il marchait implacablement vers un lieu qui lui était inconnu. Un cri effroyable lui parvint aux oreilles et résonna alentour. Il était habitué aux cris de douleur qui ne lui faisaient plus froid dans le dos, mais celui-là était un cri de haine poussé par la créature la plus puissante qu’il ait jamais rencontrée. Il en avait la certitude. Ses jambes s’étaient mises à courir, et ne s’arrêtèrent que quand le guerrier eut atteint une immense paroi rocheuse. Son regard parcourut la falaise, comme s’il recherchait quelque chose, mais le problème est qu’il ignorait quoi. Il ne contrôlait rien de toute façon, c’était comme s’il voyait quelqu’un se servir de son corps à sa place. Son regard s’arrêta quand il passa sur une ouverture au pied des rochers. Il se baissa immédiatement et passa par le trou. La roche ouvrait sur une petite cavité, en son centre se tenait une ombre recroquevillée sur elle-même. Le colosse sentit son cœur s’emballer et se jeta sur cette ombre qui releva immédiatement la tête. Encore un visage flou. Mais il savait que cette personne était la plus importante, il savait pertinemment de qui elle était. Ils s’enlacèrent et leurs lèvres vinrent s’unir. Puis un bruit intense se fit entendre au-dessus d’eux, il eut juste le temps de lever les yeux, pour voir tomber sur lui les énormes rochers qui constituaient le plafond de la grotte.


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            Il se réveilla et prit une grande inspiration, comme quelqu’un qui sort de l’eau. Depuis quand n’avait-il pas senti la chaude caresse d’une larme sur sa joue ? Il reprit ses esprits, il se sentait triste, anéanti, et tout ça pour un rêve, cela ne lui ressemblait pas. Il fut très surpris de voir qu’il avait dormi durant des heures. En effet, d’après la position du soleil la journée touchait à sa fin. Cela voulait dire qu’il avait dormi toute la matinée et une partie de l’après-midi. La raison de son sommeil lui revint en tête comme si l’on venait de le heurter de plein fouet. La marque, l’avait-il rêvée ? Il courut jusqu’au point d’eau et examina son reflet… La main de Pagyva était toujours visible, il n’avait pas eu d’hallucination, tout ceci était réel, jusqu’à l’existence des dieux, il fallait bien l’admettre. Tant de questions se bousculaient dans sa tête, mais peu importait leur nombre, car quand il serait à Blos Kalor, toutes les réponses lui seraient données. La ville sainte, voilà encore un phénomène étrange. Il ignorait pourquoi cette ville lui venait à l’esprit, puisqu’il n’y avait que des ennemis. Mais tout son être le poussait vers cet endroit et après tout, son instinct ne le trompait jamais. Il prit alors la direction de sa maison afin de rassembler ses affaires et de rejoindre le minuscule village portuaire afin prendre le premier bateau pour le continent.

dimanche 8 mai 2011

Chapitre Cinquième


Chapitre Cinquième

            « Aucun homme ne mérite de vivre, les humains doivent payer. Je n’aimerai rien, ni personne, car je suis le bras de la justice et reconnais aisément en chaque être la pourriture due à sa race. Aucune exception, pas même moi, la sentence sera la mort.» Comme à chaque fois, elle avait chuchoté à voix basse ces quelques phrases avant de trancher net le cou de sa victime. Elle se redressa, se couvrit la tête de son capuchon et s’éloigna doucement du lit sur lequel elle s’était penchée. Dans un profond silence elle se déplaça jusqu’à la fenêtre, son regard s’attarda sur la ville endormie qui s’étendait à ses pieds, puis sur la lune, pâle et scintillante, seul témoin de son acte. Elle resta quelques minutes à la contempler, alors qu’en dessous d’elle, à l’étage inférieur, la toute nouvelle veuve rangeait ses dernières affaires avant de venir se coucher. La jeune femme attendit que les bruits de pas se fassent entendre dans les escaliers pour enjamber le rebord de la fenêtre et disparaître dans l’obscurité. Elle aimait ces moments où elle risquait à tout instant de se faire repérer, cela lui procurait une sensation unique. A peine avait-elle parcouru quelques mètres, sautant de toit en toit, de façade en façade, qu’un cri aigu perça les ténèbres et s’évanouit en un sanglot dans la nuit. La tueuse, toute vêtue de noir, s’assit contre une cheminée et regarda, un sourire aux lèvres, les chambres se baigner les unes après les autres d’une vacillante lueur rougeâtre. Bientôt, la moitié de la ville se ponctua de lumières et la jeune femme reprit sa fuite. Elle était d’une agilité extraordinaire, presque animale. Elle se jetait avec force des toits et se rattrapait quelques mètres plus loin, aux corniches, rebords, gargouilles et autres ornements. Tout ça, elle le faisait avec une excitation grandissante, car juste au-dessous d’elle, dans les rues, se précipitaient déjà maintes personnes, l’arme au poing, fouillant maison après maison, à sa recherche. Si seulement ils avaient su, ces idiots, qu’elle, la tueuse de l’ombre, se jouait d’eux et se tenait là, à leur portée. Tout en pensant à cela, elle continuait d’avancer à une vitesse impressionnante. Elle s’apprêtait à se jeter d’une façade pour atteindre celle d’en face, quand une intense douleur la frappa à la poitrine. Persuadée d’avoir reçu un projectile venu de ses poursuivants, elle se colla au bâtiment comme pour s’y fondre et observa le plus discrètement possible ceux qui s’agitaient au-dessous d’elle. Personne ne semblait l’avoir repérée. Elle se palpa à l’endroit de la douleur, et ne sentit rien d’apparent, ses vêtements étaient intacts. Le mal, quel qu’il soit, ne pouvait donc venir que de son propre corps. Elle décida qu’elle s’en soucierait plus tard, quand elle serait en sécurité et reprit donc son trajet au-dessus des toits, mais cette fois-ci, ses jambes tremblaient légèrement. Pour une des rares fois de sa vie, elle avait ressenti la peur.
            La jeune fille n’arrêta sa course qu’après avoir mis une distance raisonnable entre elle et le lieu de son crime. Elle avait à présent atteint le mur d’enceinte qui bordait la ville. Elle décida d’y faire une pause, s’assit en tailleur et observa les conséquences de son geste. En bas, la ville avait sombré dans le désordre, les femmes couraient de maison en maison pour s’assurer de la bonne santé de leurs voisins et les hommes, eux, étaient ce qu’elle pouvait qualifier de ridicules. Emportés par leur soif d’action, ils s’étaient lancés dans une sorte de chasse au monstre. Ils brandissaient leurs armes, braillaient, escortaient les femmes ou encore discutaient entre eux en essayant de se montrer le plus viril possible par de grandes accolades, et en bombant le torse. Cette image de mâles se voulant surpuissants et impressionnants, et qui pourtant ne pouvaient rien contre elle, la fit sourire. L’espace d’un instant elle avait retrouvé son insouciance, mais parmi la foule grouillant à ses pieds, elle croisa un regard, deux yeux bleus, apeurés, braqués sur elle. Le petit garçon avait arrêté de suivre sa mère au moment où il avait aperçu sa silhouette. Les contours d’une personne assise en tailleur se dessinaient dans la nuit, tel un démon allié des ténèbres. Les mouvements rapides des nuages en arrière-plan complétaient cette impression d’irréalité et il était pétrifié. La jeune tueuse, qui avait compris sa peur, ne fuit pas, elle soutint son regard. D’un geste vif, elle frappa l’air devant elle. Le garçon en fut effrayé et courut se réfugier sous les jupes de sa mère. L’assassin décida donc que l’endroit n’était plus entièrement sûr : elle sauta du mur d’enceinte directement dans les branches d’un chêne et disparut dans la forêt.
Elle s’enfonça au cœur du sous-bois. Les arbres étaient larges et étroitement serrés mais sa souplesse lui permettait d’avancer rapidement. A présent, son acte accompli, les rumeurs de ses ennemis loin derrière elle, elle se sentait parfaitement épanouie. Ce sentiment de satisfaction la parcourut avec une violence telle qu’elle en fut presque épuisée, toute la fatigue et la pression accumulées ces dernières heures pesaient à présent très lourd sur ses épaules. Elle se rappelait sa peur, cette angoisse qui l’avait envahie. Maintenant qu’elle était en sécurité cela lui était jouissif. Une autre chose lui revint, la douleur qui avait failli lui faire perdre l’équilibre. Elle ôta sa cape, l’étendit par terre et y déposa ses dagues. Sa combinaison moulante de tueuse la couvrait encore des pieds jusqu’au cou. Elle défit doucement le lacet qui serrait son habit et s’en défit. Elle était à présent totalement nue dans l’obscurité. Elle aimait être en communion avec la nature, cela ne la dérangeait pas. La lune ne traversait que trop peu l’ombre des arbres pour qu’elle puisse découvrir exactement ce qui lui avait infligé cette douleur. Elle n’apercevait que très faiblement une petite tache noire sur son sein gauche, sans savoir ce que cela pouvait être exactement. Il lui fallait sans plus tarder retrouver ses affaires et mettre encore un peu de distance entre elle et cette ville. Sa blessure, quelle qu’elle soit, n’était que superficielle, le lendemain la lumière du jour lui en dirait plus. Elle plia sa combinaison, la prit sous son bras et se remit en route. Elle retrouva son sac près de l’énorme chêne où elle l’avait laissé. Elle saisit des vêtements qui lui permettraient de passer inaperçue parmi la foule et s’en revêtit à l’aveuglette. Quand elle apparaissait habillée de sa jupe courte et de son bustier qui moulait parfaitement ses formes, aucun homme ne nourrissait de soupçons à son égard. Elle prit ses affaires et se dirigea vers les montagnes au loin. A peine avait-elle marché quelques minutes qu’elle traversa une clairière baignée par la lueur frémissante de la lune. Elle en profita pour examiner sa blessure. Sur son sein gauche, elle apercevait nettement quelques fines coupures. Elle dut défaire son bustier pour en voir plus et crut s’étrangler quand elle reconnut enfin la marque qui s’était gravée sur sa poitrine. La main de Pagyva portant le soleil ! Elle n’en croyait pas ses yeux et essaya de se calmer. Après tout, c’était normal. Tous les crimes qu’elle avait commis, elle les avait commis au nom du dieu des dieux et c’était la preuve qu’il avait apprécié son geste. Voilà pourquoi il l’avait récompensée, honorée par sa marque. Elle était au comble de la joie, mais un bruit claqua au loin, la ramenant à la réalité : un jappement féroce et plein d’excitation. Le petit avait dû parler et les hommes poursuivaient à présent leurs recherches dans la forêt. Elle allait s’enfuir quand une voix dans son dos la fit sursauter. Un jeune homme, l’arme au poing, la fixait :
            « Qui êtes-vous ? Que faites-vous ici en pleine nuit ? » La jeune femme joua la comédie, ses yeux devinrent immédiatement ceux d’une petite fille qui aurait perdu le chemin de sa maison dans l’obscurité. Malgré cela pourtant, elle n’avait que peu de chances de s’en sortir cette fois-ci.
            - Oh monsieur, vous êtes mon sauveur, dit-elle les yeux débordant de larmes, j’ai vu l’assassin, j’ai vu cette ombre, protégez-moi de ce monstre, je vous en supplie. »
Elle tomba à genoux comme sous l’effet de la terreur. Le jeune homme la dévisagea. Après tout, comment une demoiselle aussi belle et à l’apparence si fragile aurait-elle pu commettre le moindre crime ? Ces quelques secondes d’hésitation furent de trop, il perçut à peine le bruit du verre qui se brisait et la jeune fille disparut dans un épais nuage de fumée noire. Une chose brilla en son centre, il vit le mouvement rapide d’un projectile venant dans sa direction, puis ressentit une douleur au bras droit. Cette sensation fut immédiatement remplacée par l’impression de fraîcheur qui s’était emparée de ses veines. Il tomba sur les feuilles d’un grand hêtre, totalement inconscient. La jeune femme se pencha sur sa victime, reprit sa dague, qu’elle fourra avec une extrême précaution dans un étui de cuir, et murmura quelques mots comme elle aimait tellement le faire. C’était pour elle une marque de respect d’expliquer à ses victimes ce qui leur était arrivé. 
 « Tu vivras demain, mais rien de tout cela ne subsistera dans ta mémoire. »
La rumeur des aboiements se rapprochait. Elle décida que la fuite n’était plus la meilleure des solutions. Les chiens la rattraperaient vite et il ne fallait pas non plus que leur flair les guide directement vers l’homme qui gisait à ses pieds. Elle le déplaça tant bien que mal jusqu’au plus proche buisson, et se coucha à ses côtés. Puis elle sortit de son sac une petite fiole semblable à celle qu’elle avait éclatée par terre quelques minutes auparavant. Le gaz qu’elle contenait était jaune pâle, alors que l’autre était rouge vif, mais c’était la seule chose qui les différenciait. A l’aide de son pouce et de son majeur, elle fit sauter le bouchon de liège. Le gaz se mélangea à l’air et créa un petit nuage de fumée grise qui l’entoura totalement. L’odeur en était piquante et chatouillait les narines, mais c’était ce qu’il lui fallait pour dissuader les chiens. Elle colla sa cape sur son nez et s’immobilisa. Une horde de molosses passa immédiatement devant elle, sans même la voir, une trentaine d’hommes à leur suite. Sa cachette était sûre et elle décida d’en profiter pour se reposer. De toute façon, elle n’eut aucun choix à faire car ses yeux se fermèrent tout seuls, elle se laissa donc aller dans la sensation de bonheur qui lui tendait les bras.


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Le soleil s’immisça sous ses paupières, la jeune fille se redressa, elle était assise dans une prairie, où tout semblait paisible. Elle entendait le bruit d’une rivière au loin, et le chant des oiseaux lui donna le sourire. Depuis quand n’avait-elle pas pris le temps de les écouter ? Elle aurait aimé rester là toute sa vie, mais ce n’était pas l’environnement qui lui donnait cette envie. C’était la présence proche d’elle, la main posée dans la sienne, la chaleur de ce corps collé au sien. Elle n’avait jamais ressenti ça. Un sourire béat était accroché à ses lèvres et elle ne pouvait, ni ne voulait s’en défaire. Elle ne se retourna pas quand elle sentit un mouvement près de son visage. Elle qui ne faisait jamais confiance à personne, elle qui était toujours sur ses gardes, elle se sentait complètement en sécurité. Un baiser fut posé sur sa joue, qui devint brûlante. Elle voulut se retourner mais elle ressentit une horrible sensation de chute. Elle s’accrocha à la main qui lui était offerte, mais le trou était apparemment trop profond et elle dut lâcher prise pour disparaître dans le vide.

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 Quelques heures après, la jeune femme fut réveillée par des sons de cors. Les chasseurs étaient rappelés à la ville. Elle attendit qu’ils soient tous passés, et quand elle estima la voie libre, elle se releva, jeta un dernier coup d’œil à l’homme qui dormait à ses pieds et disparut de nouveau dans la nuit. Ses pensées étaient braquées vers sa prochaine mission, son instinct la guidait vers la ville sainte de Blos Kalor. Elle savait à présent que c’était Pagyva lui-même qui la poussait, et c’est avec plaisir qu’elle lui obéirait.

dimanche 1 mai 2011

Chapitre Quatrième

Chapitre Quatrième



            La lumière pâlissait peu à peu à travers les vitres du grand monastère de Kelm. A l’extérieur le soleil allait bientôt disparaître derrière la multitude des hautes collines alentour.  «  Les jours passant, il fait nuit de plus en plus tôt », se dit Zaek tandis qu’il observait le spectacle depuis sa chambre. Comme chaque année à cette période, les activités dans la grande bâtisse religieuse se voyaient fortement diminuées, et le dîner, toujours servi à la tombée de la nuit, n’allait pas tarder. Mais aujourd’hui, Zaek resterait dans sa chambre, il n’avait pas faim, voilà déjà plusieurs jours qu’il se sentait mal. Il s’était passé quelque chose au début de la semaine, quelque chose qui l’avait réveillé en pleine nuit, comme une intense douleur sous la plante du pied droit, une brûlure qui l’avait empêché de se rendormir. Le lendemain, à la lueur du jour, le jeune homme s’était rendu compte qu’une marque noire représentant une main soulevant le soleil était apparue. Il reconnut tout de suite le symbole du dieu Pagyva et se garda bien d’en parler autour de lui dans le monastère, mais cette chose hantait son esprit, il aurait voulu qu’elle disparaisse, qu’elle s’efface, mais rien n’y faisait. Il ne pouvait s’empêcher de la regarder et chaque fois elle lui apparaissait plus brillante. Un autre phénomène s’était produit dès lors dans son esprit et dans son corps tout entier : une envie irrépressible et incompréhensible de se rendre dans la ville sainte de Blos Kalor. La cloche sonna et des bruits de pas et de conversations se firent entendre dans les couloirs. Tout le monastère se pressait vers la grande salle à manger. Dans quelques instants quelqu’un viendrait sûrement frapper à sa porte pour voir s’il allait bien ; mais il ne pouvait pas attendre un instant de plus, son instinct le poussait vers cette ville inconnue et dès que les bruits se furent tus, il ouvrit la porte de sa chambre et se glissa à l’extérieur. L’immense corridor était encore plus glacial que la pièce où il dormait, mais le garçon y était habitué et n’y prêta aucune attention. Il partit dans le sens opposé à la salle à manger, descendit un escalier en colimaçon périlleux et, après quelques dizaines de couloirs et de portes, se retrouva dans la cour. La neige avait déjà commencé à recouvrir les dernières traces de pas que les moines avaient laissées derrière eux en allant manger. L’immense porte d’enceinte était fermée et Zaek savait que même les clefs en main, il aurait du mal à la faire pivoter sur ses gonds à cause de l’épaisse couche de neige qui s’était accumulée derrière. Le trousseau qu’il lui fallait était aux écuries, il y courut donc. Une fois en possession de ce qu’il voulait, il se dirigeait vers la sortie quand une idée lui vint. Blos Kalor était sûrement à des centaines de lieues d’ici et à pied il aurait vraiment du mal à s’y rendre. Il n’avait monté un cheval qu’une seule fois, il y avait des années de cela. Assis derrière le frère Guillaume, il s’était rendu aux portes de la cité royale de Kelm pour y délivrer un message. Mais cette fois-ci le jeune homme devrait monter seul, se débrouiller seul d’ailleurs, mais il était prêt à tout pour atteindre son objectif. Il se décida donc à prendre avec lui le plus grand étalon du monastère. Il entra dans le box, le saisit par la bride et le fit avancer. Tous les chevaux étaient habitués à lui car il était de son devoir de les seller, les brosser ou bien les soigner. Il l’emmena hors de l’écurie et revint vers la porte. Il glissa la clef dans la serrure, actionna le mécanisme et tenta en vain de pousser. Mais le battant, qui était déjà trop lourd à ouvrir pour un seul homme en temps normal, ne bougea pas d’un pouce. Une voix derrière lui le fit sursauter : 
- « Et où comptes-tu aller, jeune homme ? » Zaek leva immédiatement la tête. Le père supérieur le regardait d’un œil interrogateur depuis un balcon du deuxième étage.
            Je m’en vais, mon père, répondit-il, j’ai à faire ailleurs et personne ne m’empêchera de partir à présent. Si vous voulez agir, alors priez pour moi.  Lui-même parut surpris de ce qu’il disait, comme si quelqu’un d’autre s’était emparé de lui et le contrôlait.
            - Mon garçon, vois-tu, je crois que tu fais erreur, je ne te veux aucun mal, répliqua le vieillard, mais tu ne peux pas partir d’ici comme ça ! Tes parents nous ont confié ta responsabilité, de plus je crois que cet animal est un des biens de l’Eglise. » Dans la cour, son auditeur se contenta de le regarder sans lui répondre puis se détourna et s’approcha de nouveau de la porte.
            - Vous savez, mon père, si seulement j’avais le choix je resterais ici, mais les circonstances sont telles que je suis contraint de vous désobéir. Il posa une main sur l’immense battant, au revoir, mon père, et merci pour tout.
- Mais, mais…, le père supérieur ne sut quoi dire au moment où Zaek ouvrit sans aucune difficulté la porte du mur d’enceinte, …par tous les saints, c’est impossible ! » Il continua à prier silencieusement alors que le jeune homme en bas enfourchait sans mal sa monture, et s’éloignait au pas dans la nuit.
Au fur et à mesure que le cheval et son cavalier s’enfonçaient dans la pénombre, Zaek se sentait revenir à lui, comme s’il se réveillait, en s’extrayant d’un rêve prenant. Il réalisait enfin sa situation, il avait fui le monastère, où il avait passé toute sa vie, d’une façon pour le moins étrange et se dirigeait à présent vers une ville totalement inconnue. Les derniers événements l’avaient épuisé et ses paupières se fermaient toutes seules. Il s’agrippa le plus possible au cheval et posa sa tête sur le cou de l’animal. Il ne voulait pas s’endormir, le risque de chute était trop grand, mais un profond sommeil l’envahit presque instantanément et le jeune homme ne pouvant lutter contre la fatigue plongea dans le doux nuage des rêves.

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            Zaek se retrouva dans une tour certainement destinée à la surveillance. Il surplombait un port qui semblait abriter un très grand nombre de bateaux. La mer qui s’étendait en dessous, était calme et d’un bleu azur. C’était la première fois qu’il voyait une telle quantité d’eau et n’en croyait pas ses yeux. Même tous les récits qu’il avait entendus à ce propos ne pouvaient le préparer à une telle vue. A l’horizon il n’y avait ni colline, ni montagne, seulement une étendue séparée du ciel bleu par une immense ligne. Il se retourna dans une tentative vaine de trouver un indice sur le lieu dans lequel il se trouvait, et ce qu’il aperçut alors l’impressionna encore plus qu’il ne l’était déjà. Dominant les bâtiments du port, un château immensément plus grand que le monastère se dressait sur une haute colline. Son toit était un dôme vitré que la lumière faisait étinceler. Et ses murailles d’un blanc nacré auraient impressionné n’importe qui. Les rayons du soleil se répercutant sur l’édifice devinrent aveuglants, et en quelques secondes, il ne vit plus rien.


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Doucement, il émergeait du sommeil. Le trot léger de sa monture le berçait et ses paupières ne cessaient de se refermer. Il lui fallut plusieurs minutes pour reprendre entièrement ses esprits. Il ne savait absolument pas où il était à présent, ni combien de temps il avait dormi. Il était au sein d’un petit bois et approchait visiblement de la lisière car le soleil, qui s’était levé, brillait de plus en plus au travers des arbres. Quand il en sortit, une vue magnifique sur l’immense étendue de collines qui composait le paysage s’offrit à lui. Il eut une surprise telle qu’il crut tomber de sa monture au moment où il aperçut la célèbre cité royale de Kelm à seulement quelques centaines de mètres de lui. Le jeune homme ne comprenait pas, il pensait que son sommeil n’avait duré que quelques minutes, et voilà qu’il faisait jour et son cheval avait parcouru plus de quarante lieues ! Le plus étonnant était encore que l’animal avait su, sans l’aide de son maître, retrouver son chemin au travers du labyrinthe de collines qui s’étendait sur cette région. Le destin voulait-il à tout prix l’aider ou bien étaient-ce tout simplement les dieux eux-mêmes ? Il décida de ne plus y penser. Après tout, la chance était de son côté et il ne pouvait que s’en réjouir. Il se dirigea donc vers l’immense cité, vers l’inconnu, un goût d’excitation mêlée d’anxiété dans la bouche.

            Il avait quitté les sous-bois pour se rendre sur la grande route menant aux portes de la ville. A présent, une multitude de chevaux et de charrettes se pressaient autour de lui. Il se sentait mal à l’aise, il n’aimait pas être entouré d’hommes, leurs regards le gênaient. Il arriva enfin au niveau de la porte et un garde lui barra le chemin de son arme :
 « Halte, si vous souhaitez pénétrer dans cette cité, vous devez décliner votre identité et me donner le but de votre visite. 
            - Je suis un voyageur de passage, je ne cherche ni problèmes, ni bénéfices. Je veux juste le gîte et le couvert pour la nuit, ainsi que quelques provisions. Cette fois encore, il ne se reconnut pas au travers de ces paroles.
Le garde le dévisagea, puis avec un haussement d’épaule désinvolte, lui indiqua le chemin à suivre pour s’introduire dans la ville. Zaek le salua, se dirigea vers l’arche et pénétra enfin dans la capitale du Royaume de Kelm. Il passa la fin de l’après-midi à arpenter les grandes rues de la cité. Il eut la déception de se rendre compte que tout ce que les livres lui avaient appris au sujet de cet endroit n’était que mensonges et exagérations. Il ne reconnut pas toutes les merveilles qu’il pensait y découvrir, ni les magnifiques tours blanches, ni les rues parfaitement entretenues et encore moins les habitations impeccables qu’il pensait trouver. Tout autour de lui les bâtisses étaient pauvres, pour certaines partiellement détruites. Les gens sur le bord de la route principale paraissaient misérables et en mauvaise santé. Dans les ruelles, Zaek apercevait souvent des groupes d’hommes à la mine patibulaire. Seul l’immense château trônant au centre de la ville et les quelques maisons l’entourant étaient magnifiques. Le jeune homme comprit donc que ce souverain dont les moines ne cessaient de faire l’éloge n’était qu’un homme égoïste et probablement très égocentrique. Puis il balaya ces pensées, cela ne le regardait plus à présent. Il avait apporté avec lui le peu d’argent qu’il possédait et comptait s’en servir pour tenir jusqu’à la ville sainte. Il se mit donc à la recherche de provisions pour les jours à venir, qu’il rangeait soigneusement dans le grand drap lui servant de baluchon. Il acheta aussi une longue cape grise qui le couvrait des pieds à la tête et dont le capuchon dissimulerait son visage à tout regard étranger. Le soir venu, il s’installa dans une taverne. L’endroit était malsain, les femmes y étaient habillées trop légèrement à son goût ; quant aux hommes, ils passaient leur temps à s’enivrer et à accoster ces dernières en palpant de leurs grosses mains les seules parties de leurs corps encore couvertes de tissu. Zaek était assis dans un coin sombre de la salle et regardait ce spectacle avec dégoût tout en mangeant ses œufs brouillés. Un inconnu vint s’asseoir à sa table. Le jeune homme ne leva même pas la tête, mais il sentit une pointe froide sur son ventre et le nouveau venu lui murmura à l’oreille d’une voix qui se voulait dure :
 « Décroche doucement la bourse qui pend à ta ceinture et glisse-la moi, gamin, si tu ne veux pas que tes boyaux se déversent sous la table. »
Pour seule réponse, Zaek saisit doucement la lame pointée vers lui et la serra. Le voleur, voulant la lui faire lâcher, secoua son arme de plusieurs mouvements du poignet, mais rien n’y fit, le jeune homme la tenait trop fermement. C’est seulement à ce moment qu’il leva les yeux vers son agresseur. Leurs regards se croisèrent. Les petits yeux de l’inconnu étaient emplis de crainte. Cette peur décupla au moment où sa supposée victime, d’un coup sec, s’empara de l’arme et la retourna contre son propriétaire. L’homme n’osait bouger. Il écoutait, inquiet, les paroles que le « gamin » qui lui faisait face lui chuchotait à l’oreille : 
« Souviens-toi de ce sentiment. Souviens-toi de ce moment où la mort plane au-dessus de toi. A présent tu vas partir et prier dès que tu pourras, car c’est Pagyva qui guide ma main et sans cela, tu serais déjà mort. »
            L’homme eut un frisson, écarta lentement sa chaise de la table et quand il estima que la distance était suffisante, il prit ses jambes à son cou. Zaek examina la blessure qui lui barrait la paume. Il n’avait rien de grave. Il entoura sa main de sa serviette, paya son dû et sortit de l’établissement. Le ciel était parsemé d’étoiles, il enfourcha sa monture et prit la direction de la sortie de la ville. Il passait sous l’énorme arche pour rejoindre la route principale, quand une silhouette se dessina à quelques mètres : un homme grand, fin, monté sur un cheval à l’air fatigué. Aucun doute, le frère Guillaume avait déjà été envoyé sur ses traces. Le jeune homme s’empressa de se couvrir de son capuchon, il ne ressentit aucune peur au moment où il le croisa. Il avait changé depuis qu’il avait quitté le monastère, il n’était plus le même. La marque révélait-elle sa personnalité ? Le frère, trop las pour être vigilant, passa sans même le voir. Zaek ne regarda pas en arrière en franchissant les frontières du royaume de Kelm dans lequel il avait passé toute son enfance. Il devait oublier tout cela et devenir ce qu’il était destiné à être. Il regarda la pénombre devant lui. Là-bas, à des lieues, se dressait la ville sainte de Blos Kalor. A cette pensée, un sourire se dessina sur ses lèvres. Il talonna son cheval et se mit en route vers son destin.

Chapitre Troisième

Chapitre Troisième

            Pendant les trois jours qui suivirent, l’agitation due à la venue des six souverains étrangers avait envahi la cité portuaire. Chaque nouvel arrivant royal était accueilli par la foule. La reine Youding première des Léïades arriva le lendemain même de la venue d’Azaat et de Williams. Cette dame était tout aussi réputée, et ce n’est pas peu dire, que Flora Mildva, souveraine de Kalor, pour son courage, son indulgence et sa bonté. Chaque année, elle se rendait à Blos Kalor à pied, traversant les montagnes immenses qui séparaient les deux régions. Et cette marche, elle la faisait entourée, d’égal à égal, par ceux de son royaume qui désiraient l’accompagner jusqu’à la ville sainte. Le lendemain matin, ce fut au tour d’un groupe composé de deux dizaines de cavaliers et de quelques calèches de se présenter aux portes du château. Le roi Armand de Kelm, comme chaque fois, prit soin de ne pas se montrer à la foule. Celle-ci d’ailleurs se serait bien passée de l’accueillir, n’eut été l’obligation due à son rang. Tous le voyaient à sa juste valeur : comme un homme imbu de sa personne, strict et quelque peu idiot. Dans l’après-midi, la foule se rassembla sur le port pour admirer les longs et fins bateaux arrivant de la ville de Sag Ator, capitale du désert rouge. Les gens du désert, bien que particuliers, étaient pour la plupart très appréciés des Kalossiens et furent particulièrement bien reçus. Cette fois-ci, Poral avait quitté le toit de sa maison et avait préféré se mêler à la foule pour l’arrivée des étrangers. Plusieurs bateaux accostaient les uns après les autres, mais personne n’en sortait. L’excitation était palpable parmi ceux qui s’amassaient autour du jeune homme. Les murmures et discussions alentour s’éteignirent d’un coup, laissant place à un grand silence. Tous s’écartèrent pour laisser passer une dizaine de personnes. Poral était aux premières loges. Ce groupe était formé de Darang, le protecteur royal, suivi de près par sa majesté Aron Mildva. Derrière eux marchaient les deux hommes qu’il avait vus deux jours plus tôt, et qui étaient, si ce qu’il avait entendu dire était vrai, les rois Azaat Dalimos, venu d’Orglade, et Williams Péréosane, des royaumes d’Atorna. La femme qui venait ensuite n’était autre, et Poral la reconnut tout de suite, que Youding première, reine des Léïades. Cette dame était tellement proche de ses sujets que le jeune homme l’avait déjà vue quelques années plus tôt, à la même date, se promener sur le port en compagnie de simples villageoises de son pays. Le reste du groupe était exclusivement formé de gardes en armure. Les gens dans la foule, curieux de ce qui allait se passer, ne les lâchèrent pas des yeux. Quatre hommes sortirent sur le pont du seul bateau dont les voiles étaient blanches et non grises. Ils saluèrent et s’inclinèrent respectueusement devant leur comité d’accueil. Ils installèrent de quoi descendre sur le quai sans effort, puis leurs souverains sortirent à leur tour. Tous deux, ainsi que leurs gardes, étaient vêtus de grosses fourrures. La chaleur du désert rouge était l’opposée absolue du temps qu’il faisait à Blos Kalor. L’homme, qui ne possédait que peu de pouvoir et n’avait de roi que le titre, prit la parole :
            «  Aron, quel plaisir de revoir de nouveau votre splendide cité, je vois avec soulagement que nous ne sommes pas les derniers, le voyage a été périlleux et nous avons craint d’arriver en retard.
            - Ne vous inquiétez pas, le roi Hériale n’est pas encore là. En revanche, bien que vous ne le voyiez pas, sa majesté Armand de Kelm est au château, mais elle a trouvé préférable de rester dans ses appartements. Des murmures parcoururent la foule. Bien que dit sur un ton qui ne laissait paraître aucune offense, les sous-entendus du roi n’avaient échappé à personne, et Poral eut envie de rire à l’écoute de ces propos. Mais à ce moment, la voix qui s’éleva, en réponse, fut une voix féminine et le silence revint immédiatement.
            - Je reconnais bien ici votre humour, mon cher Aron, je dois avouer que cela me manquait. Celle qui avait parlé descendit du bateau et fit face aux quatre souverains qui l’attendaient. Je suis tellement heureuse de vous revoir, mes amis »
            Toute la foule avait les yeux braqués sur elle, pas seulement parce qu’elle avait pris la parole, mais surtout parce que, des sept seigneurs des royaumes de Pagyva, la reine Meïsha de Sag Ator était de loin la plus énigmatique. Aucune personne dans le port, à part les quatre souverains qui lui faisaient face, n’avait jamais vu son visage. Un voile le masquait depuis plusieurs années déjà à tout regard étranger. Comme à chaque fois, la jeune reine en parut gênée. Aron, s’apercevant de son malaise reprit la parole et invita ses amis à regagner le château. Malgré le départ des souverains, la foule ne quitta pas les lieux. Fidèles à leur réputation, les Kalossiens accueillirent leurs invités et les aidèrent à décharger les bateaux. Poral, lui, n’avait pas le cœur à ça et se décida à rentrer chez lui. Quelque chose le tracassait, une chose qu’il ne comprenait pas. Une image floue apparaissait peu à peu dans son cerveau, grandissant, devenant de plus en plus nette, sans pour autant être descriptible. En arrivant sur le palier de sa maison, il réussit enfin à deviner ce que son inconscient voulait lui dire. Elle lui manquait, comme une drogue dont on ne peut se passer ! Drôle de sensation ! Ses intestins se resserraient et sa bouche était pâteuse. Cette fille, celle qui était arrivée avec l’empereur Dalimos… Pourquoi ne pouvait-il plus se passer d’elle ?
            Athalia, pendant que son frère et les autres descendaient sur le port, était restée dans la salle remplie de fauteuils qu’elle avait visitée à son arrivée. Elle était en compagnie de la reine Flora et toutes deux avaient pour mission d’accueillir Mégliara, la cousine d’Aron, à son arrivée au palais. En attendant que l’on vienne les prévenir, Flora expliquait à sa jeune amie ce qu’elle devait savoir sur les nouveaux arrivants :
             « Tout d’abord, nous allons commencer par le roi Armand, j’ai peu de choses à vous apprendre sur celui-là. Il est, des sept souverains des royaumes de Pagyva, le moins fréquentable, de mon point de vue évidemment. Je pense cependant que mon avis est partagé par la majorité de son peuple. Il règne sur Kelm comme le faisaient les souverains de jadis. Avec l’aide de l’Eglise, il se débrouille pour maintenir l’obscurantisme dans les régions sous son joug. Bien que je ne vous connaisse encore qu’assez peu, j’imagine que cet homme ne vous plaira pas du tout.
La jeune fille, qui écoutait attentivement, lui adressa un sourire.
            - Je suis sûre que je ne saurais l’apprécier.
            - Continuons donc par la jeune reine qui est arrivée hier, c’est Youding première des Léïades. Son peuple la considère comme une reine pleine de bonté, elle est très proche de lui. En ce qui me concerne, j’apprécie beaucoup sa compagnie. La jeune fille, qui n’avait aperçu la dame en question que très rapidement, se contenta d’acquiescer.
            - Nous arrivons au cas de ce cher Williams. Derrière l’homme plein de joie de vivre et d’humour que vous avez vu hier, se cache un passé assez sombre. Quelques jours seulement après sa naissance, un groupe de proches parents de sa famille prétendant au trône en l’absence de son père l’a enlevé. Ces quelques personnes en voulaient à leur roi de ne pas être mort lors de la dernière guerre qui avait embrasé le pays et par conséquent de ne pas leur avoir donné la chance de gouverner. Aveuglés par leur désir de vengeance et de pouvoir, ils ont dressé Williams comme une machine à tuer dans l’ultime but de l’envoyer un jour assassiner son propre père. A l’âge de quatorze ans à peine, le jeune prince qu’il était avait déjà les mains tachées de sang. Pas celui de son père, bien heureusement ! Ses premières victimes n’étaient que des tests. Par chance les gardes royaux le retrouvèrent, et la famille qui l’avait enlevé fut bannie des sept royaumes de Pagyva et maudite par la même occasion. Quand il fut enfin ramené au palais où il aurait dû vivre son enfance, sa mère était depuis longtemps morte de chagrin, et il fallut beaucoup d’années à son père pour pouvoir faire de Williams l’homme qu’il est à présent.
Flora finit sa phrase, et un long silence envahit alors la pièce, les deux femmes ne savaient que dire. Athalia sentait comme une boule qui se serait logée dans son estomac.
            «  Je suis désolée, je ne savais pas que le roi Péréosane cachait un tel secret, s’excusa-t-elle.
            - Vous n’avez pas à vous excuser. La reine lui adressa un sourire réconfortant en prononçant ces mots. La jeunesse de Williams est très triste certes, mais vous n’y êtes pour rien. Vous savez, j’ai le droit de vous raconter cela uniquement parce que vous êtes de sang royal, ces secrets font partie des choses qu’il est de notre devoir de connaître, mais il ne faut pas qu’ils s’ébruitent. Par conséquent, il faut que vous me promettiez de ne les répéter à personne. La jeune femme acquiesça d’un signe de tête. Nous pouvons donc continuer les présentations. Actuellement, sur le port, des bateaux arrivent du désert rouge, et dans l’un d’eux doit être installée la Reine Meïsha. Cette dame est le personnage le plus énigmatique aux yeux du peuple parmi les sept souverains. Elle aussi était présente lors de la Guerre des Anges. Elle a donc noué de très forts liens d’amitié avec Darang, Youding, Williams, votre frère et Aron. Tous m’ont dit quelle petite fille charmante et mignonne elle était. La jeune princesse buvait les paroles de son interlocutrice. Il y a sept ans, sa vie a basculé à jamais. Elle porte en permanence un voile sombre sur le visage depuis le jour où elle a perdu toute sa  famille.
            - Que s’est-il passé ? Comment a-t-elle pu perdre toute sa famille en une seule journée ? Quel traumatisme ! Je comprends pourquoi elle porte le deuil depuis si longtemps.
            - L’histoire est pire que vous ne l’imaginez. Ce voile n’est pas la marque de son deuil. Pour que vous puissiez comprendre, je vais vous raconter toute la vérité telle que je la connais. Son père était un grand ami du vôtre, et il y a quinze ans, à son retour de la guerre, à cause du décès de ce dernier et de toutes les horreurs qu’il avait vues, le vieil homme a commencé à perdre la raison. En quelques années, son état est devenu critique. Un jour, la folie l’a envahi, il a emmené de force son fils, sa femme et sa fille, la reine Meïsha, dans un lieu appelé la Fournaise. Un point du désert rouge, où la chaleur est telle qu’elle peut tuer en quelques heures seulement, et brûler les chairs non protégées en quelques minutes. Le roi malade a attaché sa famille, les obligeant à rester au soleil, puis s’est assis à côté d’eux un sourire aux lèvres. Il n’a pas bougé, ni même gémi une seule fois, alors que son visage se couvrait de cloques. Sa femme, elle, voyant qu’elle ne pourrait rien faire pour ses enfants, pleurait et hurlait, aussi bien de douleur psychique que physique. Quand les gardes ont retrouvé la trace de leurs souverains, il était trop tard, seule la reine Meisha était encore vivante, elle doit la vie à l’ombre que son frère lui avait volontairement offerte, en se dressant le plus possible entre elle et le soleil. Voilà pourquoi la reine porte depuis ce jour un voile, son visage a gardé des marques ineffaçables de cet ignoble souvenir.
            Cette fois-ci Athalia en avait les larmes aux yeux, elle était toute retournée par le destin de cette femme qui lui était parfaitement inconnue. La reine Flora allait reprendre la parole quand quelques coups discrets tapotés à la porte la firent sursauter. Une domestique entra et annonça l’arrivée de Mégliara, la cousine d’Aron, qui la suivait de près. Athalia remarqua tout de suite qu’elle formait un beau couple avec le roi Williams Péréosane. Elle n’était pas vraiment belle, mais l’on comprenait au premier regard qu’elle était l’une de ces femmes fougueuses qui ne se laissent pas séduire par un homme avant d’avoir joué longtemps avec lui auparavant, et qu’elle était capable de se débrouiller et de se défendre seule. La jeune princesse avait dressé ce tableau en s’inspirant des histoires de femmes corsaires ou assassins qu’elle avait pu lire dans sa jeunesse, et elle n’était vraiment pas tombée loin de la vérité. La nouvelle venue était grande et mince, ses yeux et ses cheveux étaient plus noirs que les ténèbres, mais son sourire bienveillant donnait envie de la connaître. Après de courtes présentations, l’épouse et la cousine du roi des lieux discutèrent de leur dernière rencontre avant que l’on vienne, quelques minutes plus tard, leur annoncer que les rois Mildva, Péréosane et Dalimos, ainsi que la reine Youding, étaient de retour en compagnie des souverains du désert rouge. Il y eut le soir encore, un délicieux repas au cours duquel Athalia regarda ses compagnons de table avec beaucoup d’intérêt et de compassion.
            Le dernier souverain arriva le lendemain. Il avait la fière allure d’un guerrier, fort, musclé, grand et robuste, mais ses cheveux grisonnants et son embonpoint lui donnaient l’aspect du parfait petit vieillard, sympathique et bon vivant. Une petite femme d’un âge proche du sien l’accompagnait. Elle avait une taille fine et son visage révélait à quel point elle avait dû être belle quand elle était jeune. Athalia n’avait pas assisté à leur arrivée au château et fit leur connaissance au réveil. Tous deux étaient assis à table, chacun d’un côté de Flora, cette dernière prit la parole : 
            « Bonjour princesse, je vous présente mes parents, le roi Hériale et la reine Anna d‘Osité. Père, mère, je vous présente la princesse d’Orglade, Athalia Dalimos. »
            Tous trois se saluèrent avec beaucoup de respect, et échangèrent quelques paroles à propos de leurs pays respectifs.
            Dans le courant de la matinée, Aron Mildva rassembla tous ses convives de sang royal, et Darang, pour une réunion en rapport avec les évènements du lendemain. Cela faisait plusieurs siècles que la cérémonie se déroulait selon le même protocole et cela n’allait apparemment pas changer. Toute la journée, banquets, spectacles et démonstrations en tous genres égaieraient les rues de la ville, en toute convivialité. Au soir, les souverains accompliraient le rituel traditionnel, consistant à tous poser la main sur le Glaive des dieux, relique reconnue comme sacrée. Ils jureraient fidélité aux royaumes de Pagyva, puis feraient leur discours habituel en souhaitant tout le bonheur possible au peuple pour la prochaine année, avant de conclure par un repas particulièrement délectable. Tout fut planifié pour que la journée du lendemain soit agréable pour tous, sauf peut-être pour le roi Armand de Kelm qui avait depuis longtemps rayé le mot  « agréable » de son vocabulaire. Athalia passa le reste du jour à s’ennuyer. Flora, qui avait été jusque là sa principale compagnie au château, partit dès le début de l’après-midi en compagnie de ses parents, la laissant donc abandonnée à elle-même. La seule occupation qu’elle trouva fut de fouiller la bibliothèque à la recherche d’informations sur la fête prochaine. Elle eut donc naturellement hâte que la journée se termine et alla se coucher tôt après le dîner, la tête pleine de projets pour le lendemain.
Poral fut éveillé par le son des voix qui montaient de la rue. La simple idée des festivités à venir le mit de bonne humeur. Il se leva d’un bond, enfila ses pantoufles à tâtons et se rua sur la fenêtre. Au moment où il l’ouvrit, la musique et les odeurs de viennoiseries envahirent la pièce. D’où il était, il apercevait sur le port les jongleurs, cracheurs de feu, dresseurs d’ours et autres artistes qui exerçaient leurs métiers et passions sous les yeux ébahis des passants. Des talents et des animations venus des sept royaumes de Pagyva agrémenteraient cette journée. S’arrachant à sa contemplation, le jeune homme dévala l’escalier menant au rez-de-chaussée. Sur la table de la salle à manger un mot lui apprit que ses parents étaient déjà partis en promenade à travers la ville. Il s’empressa donc de déjeuner et sortit de chez lui. A peine avait-il passé la porte qu’il se sentit pousser des ailes, la fête et la musique l’enivraient. Il admirait les danseurs acrobatiques, et tout particulièrement les danseuses du ventre du désert rouge. Il passa une très bonne journée en compagnie de ses amis et aucun d’eux ne vit le temps passer, si bien qu’arriva bien trop tôt à leur goût le moment de l’attente du discours des rois le soir même, sur la grande place au pied du château.
Athalia regardait par la fenêtre de sa chambre. Dehors, la grande place qui faisait face au château s’emplissait peu à peu. La jeune princesse que l’on venait d’habiller et de maquiller ne cessait de jeter des coups d’œil à l’immense miroir de sa chambre. Elle avait peur, elle n’aimait pas savoir tous les regards braqués sur elle, cela la rendait anxieuse, elle craignait de se ridiculiser. Dans un peu plus d’une heure, elle sortirait en compagnie de tous les souverains présents, sur l’immense balcon dominant la place, et devrait faire face à l’un de ces moments d’angoisse où des centaines de regards la dévisageraient. Elle se devait d’être parfaitement bien coiffée, parfaitement bien habillée, pour faire honneur à son frère. Quelques coups sur la porte la sortirent de ses pensées :
             « Princesse ? C’est Flora, puis-je entrer ? »
Athalia ouvrit immédiatement. La reine des lieux était devenue une vraie amie pour elle et elle se rendit compte aussitôt du mal être de l’adolescente. Elle lui prodigua comme toujours énormément de conseils et d’encouragements si bien que le moment venu, Athalia avait dissipé son angoisse et retrouvé son sourire angélique. Elle était à présent en compagnie de tous les souverains et attendait derrière les grands rideaux blancs qui la séparaient du balcon. De l’autre côté, les musiques et les chants continuaient à s’élever dans la bonne humeur. Un silence intense et respectueux tomba pourtant sur la foule au moment où le rideau s’ouvrit. Aron et Flora prirent la tête, suivis de près par la reine Meïsha et son mari. Armand de Kelm vint ensuite, plus hautain que jamais. Mégliara, la cousine d’Aron, au bras de Williams, fut accueillie par beaucoup de murmures et de gloussements. Le roi Hériale et sa femme, et enfin Youding et Azaat fermaient côte à côte la marche. L’angoisse d’Athalia lui revint, quelle idiote elle avait été d’attendre ! Si elle arrivait en dernier sur le balcon, il était certain que tous la remarqueraient. Darang, qui se tenait juste derrière elle, lui murmura quelques mots à l’oreille :
             «  Allez, princesse, c’est votre tour, les gens de votre peuple vont se languir de vous. Vous verrez, ce n’est pas si terrible. » Athalia le regarda, tout d’abord surprise car elle s’était habituée au silence du garde, puis devant le sourire qu’il lui adressait, elle se sentit forte de ses encouragements. Elle le remercia donc et avança d’un pas décidé vers le balcon. Quand elle arriva au niveau de son frère, ce qu’elle craignait se passa : tous les regards s’arrêtèrent sur elle, mais bizarrement, maintenant qu’elle leur était confrontée, l’angoisse avait disparu. En bas, la plupart des gens la voyaient pour la première fois et les commentaires sur son incroyable beauté fusèrent de toutes parts. Aron prit la parole d’une voix forte qui fit taire toutes les autres : « Aujourd’hui, une fois de plus, je suis fier d’avoir devant moi un peuple composé de citoyens des sept royaumes, de voir toutes ces personnes si différentes et pourtant si proches. Je pense que cette année encore nous comprenons à quel point nous avons besoin les uns des autres, et à quel point chacun d’entre nous est unique et apporte ses propres qualités. Je veux que tous se souviennent longtemps de cette journée de fête et de partage et que les générations à venir sachent à quel point les royaumes voisins sont appréciables, afin que durent éternellement la paix et la prospérité à travers tous les royaumes de Pagyva. » Le grand orchestre de Blos Kalor se mit alors à jouer une mélodie lente, douce et mélancolique. Cette fois-ci, ce fut la voix rauque du roi Hériale qui s’éleva du balcon : « A présent mes amis, pendant que l’hymne résonne sur cette magnifique place, permettez-nous de nous retirer, afin d’accomplir le rituel comme il se doit. Ensuite, nous reviendrons annoncer le début des festivités de ce soir. » Sur ces mots, alors que l’hymne flottait encore dans l’air, les souverains repassèrent sous les rideaux et entrèrent de nouveau dans la demeure royale.
Darang s’appuya le dos contre le mur et les regarda s’asseoir avec leurs familles autour de la table ronde au centre de la pièce. Il somnolait car il savait à quel point cette cérémonie était ennuyeuse. Les souverains, placés à égale distance, devaient tous poser la main sur le Glaive des dieux, puis jurer, les uns après les autres, fidélité aux royaumes de Pagyva. Darang regardait et écoutait, mais sans grand intérêt, le discours d’Aron. Les mains des sept rois et reines d’ascendance directe, et non celle par mariage, se posèrent bientôt sur l’arme. De grands discours élaborés avec soin furent prononcés en tant que vœux de fidélité. Le garde fut tiré de sa torpeur au moment où Aron, s’exprimant en dernier, finit de parler. A ce moment précis, la lumière devint éblouissante, Darang n’y voyait plus rien et quand un cri de douleur retentit, ce fut avec un réflexe digne de son rôle de protecteur royal, qu’il dégaina son arme et la brandit en direction du son, prêt à agir. Mais quand la vue lui revint, il ne comprit pas ce qui avait bien pu se passer. Il vit la princesse Athalia à terre, les doigts maculés de sang serrés autour de son cou. Aron, Flora, Williams et Azaat s’étaient déjà penchés sur elle, si bien qu’il ne pouvait voir exactement ce qui avait blessé la jeune fille. Son frère, le roi d’Orglade, réussit à soulever la main qu’elle tenait sur la plaie et tous purent alors voir la marque qui se dessinait sur le cou de l’adolescente. De fines lignes formaient peu à peu le dessin d’une main soulevant de ses longs doigts le soleil. Tous restèrent interdits jusqu'à ce que les derniers rayons fussent apparus sur la douce peau d’Athalia. Aucun d’eux n’ignorait qu’ils étaient en présence de la marque de Pagyva et ce fut la princesse elle-même, angoissée par tous les regards inquiets posés sur elle, qui prit la parole :
            « Que se passe-t-il ? Dites-moi ce que j’ai ! » Sa voix sanglotait et la peur montait en elle. Personne ne savait quoi dire ou quoi faire. Ce fut le patriarche de la salle qui fut le seul à réagir.
             « Vous, dit-il en désignant une domestique d’un geste du menton, posez ce plateau et allez me chercher un médecin. Quant à nous autres, calmons-nous et réfléchissons. La blessure n’est que superficielle et le saignement a déjà cessé, mais il va falloir réagir vite et comprendre ce que signifie cet événement. La première chose à faire serait d’annoncer au peuple l’ouverture des festivités du soir pour n’inquiéter personne. Ce qui s’est passé à l’instant n’était pas une agression, il est clair que c’est un message des dieux en personne. C’est notre cérémonie qui a généré tout cela, elle n’est donc pas aussi inutile que l’on croyait, et demain nous partirons tous pour la grande Bibliothèque de la cité des pouvoirs, afin de mettre cela au clair… ». Il fut interrompu par l’entrée d’un médecin. La blessure fut vite nettoyée et la marque de Pagyva apparut plus nette encore. Le nouveau venu confirma que la plaie n’était d’aucune gravité. Il s’ensuivit une longue discussion entre les souverains, puis tous, non sans inquiétude, prirent la direction du balcon. La princesse, elle, était restée assise sur la table, juste à côté du glaive. Plusieurs domestiques lui bandaient le cou. Darang la regardait d’un air interdit, il ne savait quoi dire. Il n’aimait pas ce qui ne semblait pas naturel et s’en voulait de ne pas avoir pu l’aider. Se rendant compte de son malaise, Athalia le regarda avec un magnifique sourire : «  Ne vous inquiétez pas, je ne me suis jamais sentie aussi bien, comme si cela devait de toute façon m’arriver. »
Poral était tout sourire ce soir, la fête et l’alcool aidant, il se sentait euphorique. Il venait de se payer une nouvelle pinte quand une douleur rapide lui transperça le biceps droit. En laissant échapper le verre qui se brisa par terre, il attira l’attention de ses amis. Il ne savait pourquoi, mais il n’avait aucune envie de leur parler de cette douleur qu’il avait ressentie et il mentit à propos de sa maladresse. C’est le moment que les souverains choisirent pour réapparaître. Soulevant la manche de sa chemise, le jeune homme aperçut avec horreur et incompréhension la marque du dieu Pagyva incrustée dans ses chairs. Affolé, il profita de la cohue pour s’éclipser et prit discrètement la direction de sa maison où il avait l’intention de s’enfermer pour essayer de trouver une explication. Il jeta un dernier regard en arrière et l’absence de la princesse Athalia lui sauta aux yeux, mais la marque sur son bras hantait son esprit et il accéléra le pas dans les sombres ruelles menant à sa maison.