dimanche 8 mai 2011

Chapitre Cinquième


Chapitre Cinquième

            « Aucun homme ne mérite de vivre, les humains doivent payer. Je n’aimerai rien, ni personne, car je suis le bras de la justice et reconnais aisément en chaque être la pourriture due à sa race. Aucune exception, pas même moi, la sentence sera la mort.» Comme à chaque fois, elle avait chuchoté à voix basse ces quelques phrases avant de trancher net le cou de sa victime. Elle se redressa, se couvrit la tête de son capuchon et s’éloigna doucement du lit sur lequel elle s’était penchée. Dans un profond silence elle se déplaça jusqu’à la fenêtre, son regard s’attarda sur la ville endormie qui s’étendait à ses pieds, puis sur la lune, pâle et scintillante, seul témoin de son acte. Elle resta quelques minutes à la contempler, alors qu’en dessous d’elle, à l’étage inférieur, la toute nouvelle veuve rangeait ses dernières affaires avant de venir se coucher. La jeune femme attendit que les bruits de pas se fassent entendre dans les escaliers pour enjamber le rebord de la fenêtre et disparaître dans l’obscurité. Elle aimait ces moments où elle risquait à tout instant de se faire repérer, cela lui procurait une sensation unique. A peine avait-elle parcouru quelques mètres, sautant de toit en toit, de façade en façade, qu’un cri aigu perça les ténèbres et s’évanouit en un sanglot dans la nuit. La tueuse, toute vêtue de noir, s’assit contre une cheminée et regarda, un sourire aux lèvres, les chambres se baigner les unes après les autres d’une vacillante lueur rougeâtre. Bientôt, la moitié de la ville se ponctua de lumières et la jeune femme reprit sa fuite. Elle était d’une agilité extraordinaire, presque animale. Elle se jetait avec force des toits et se rattrapait quelques mètres plus loin, aux corniches, rebords, gargouilles et autres ornements. Tout ça, elle le faisait avec une excitation grandissante, car juste au-dessous d’elle, dans les rues, se précipitaient déjà maintes personnes, l’arme au poing, fouillant maison après maison, à sa recherche. Si seulement ils avaient su, ces idiots, qu’elle, la tueuse de l’ombre, se jouait d’eux et se tenait là, à leur portée. Tout en pensant à cela, elle continuait d’avancer à une vitesse impressionnante. Elle s’apprêtait à se jeter d’une façade pour atteindre celle d’en face, quand une intense douleur la frappa à la poitrine. Persuadée d’avoir reçu un projectile venu de ses poursuivants, elle se colla au bâtiment comme pour s’y fondre et observa le plus discrètement possible ceux qui s’agitaient au-dessous d’elle. Personne ne semblait l’avoir repérée. Elle se palpa à l’endroit de la douleur, et ne sentit rien d’apparent, ses vêtements étaient intacts. Le mal, quel qu’il soit, ne pouvait donc venir que de son propre corps. Elle décida qu’elle s’en soucierait plus tard, quand elle serait en sécurité et reprit donc son trajet au-dessus des toits, mais cette fois-ci, ses jambes tremblaient légèrement. Pour une des rares fois de sa vie, elle avait ressenti la peur.
            La jeune fille n’arrêta sa course qu’après avoir mis une distance raisonnable entre elle et le lieu de son crime. Elle avait à présent atteint le mur d’enceinte qui bordait la ville. Elle décida d’y faire une pause, s’assit en tailleur et observa les conséquences de son geste. En bas, la ville avait sombré dans le désordre, les femmes couraient de maison en maison pour s’assurer de la bonne santé de leurs voisins et les hommes, eux, étaient ce qu’elle pouvait qualifier de ridicules. Emportés par leur soif d’action, ils s’étaient lancés dans une sorte de chasse au monstre. Ils brandissaient leurs armes, braillaient, escortaient les femmes ou encore discutaient entre eux en essayant de se montrer le plus viril possible par de grandes accolades, et en bombant le torse. Cette image de mâles se voulant surpuissants et impressionnants, et qui pourtant ne pouvaient rien contre elle, la fit sourire. L’espace d’un instant elle avait retrouvé son insouciance, mais parmi la foule grouillant à ses pieds, elle croisa un regard, deux yeux bleus, apeurés, braqués sur elle. Le petit garçon avait arrêté de suivre sa mère au moment où il avait aperçu sa silhouette. Les contours d’une personne assise en tailleur se dessinaient dans la nuit, tel un démon allié des ténèbres. Les mouvements rapides des nuages en arrière-plan complétaient cette impression d’irréalité et il était pétrifié. La jeune tueuse, qui avait compris sa peur, ne fuit pas, elle soutint son regard. D’un geste vif, elle frappa l’air devant elle. Le garçon en fut effrayé et courut se réfugier sous les jupes de sa mère. L’assassin décida donc que l’endroit n’était plus entièrement sûr : elle sauta du mur d’enceinte directement dans les branches d’un chêne et disparut dans la forêt.
Elle s’enfonça au cœur du sous-bois. Les arbres étaient larges et étroitement serrés mais sa souplesse lui permettait d’avancer rapidement. A présent, son acte accompli, les rumeurs de ses ennemis loin derrière elle, elle se sentait parfaitement épanouie. Ce sentiment de satisfaction la parcourut avec une violence telle qu’elle en fut presque épuisée, toute la fatigue et la pression accumulées ces dernières heures pesaient à présent très lourd sur ses épaules. Elle se rappelait sa peur, cette angoisse qui l’avait envahie. Maintenant qu’elle était en sécurité cela lui était jouissif. Une autre chose lui revint, la douleur qui avait failli lui faire perdre l’équilibre. Elle ôta sa cape, l’étendit par terre et y déposa ses dagues. Sa combinaison moulante de tueuse la couvrait encore des pieds jusqu’au cou. Elle défit doucement le lacet qui serrait son habit et s’en défit. Elle était à présent totalement nue dans l’obscurité. Elle aimait être en communion avec la nature, cela ne la dérangeait pas. La lune ne traversait que trop peu l’ombre des arbres pour qu’elle puisse découvrir exactement ce qui lui avait infligé cette douleur. Elle n’apercevait que très faiblement une petite tache noire sur son sein gauche, sans savoir ce que cela pouvait être exactement. Il lui fallait sans plus tarder retrouver ses affaires et mettre encore un peu de distance entre elle et cette ville. Sa blessure, quelle qu’elle soit, n’était que superficielle, le lendemain la lumière du jour lui en dirait plus. Elle plia sa combinaison, la prit sous son bras et se remit en route. Elle retrouva son sac près de l’énorme chêne où elle l’avait laissé. Elle saisit des vêtements qui lui permettraient de passer inaperçue parmi la foule et s’en revêtit à l’aveuglette. Quand elle apparaissait habillée de sa jupe courte et de son bustier qui moulait parfaitement ses formes, aucun homme ne nourrissait de soupçons à son égard. Elle prit ses affaires et se dirigea vers les montagnes au loin. A peine avait-elle marché quelques minutes qu’elle traversa une clairière baignée par la lueur frémissante de la lune. Elle en profita pour examiner sa blessure. Sur son sein gauche, elle apercevait nettement quelques fines coupures. Elle dut défaire son bustier pour en voir plus et crut s’étrangler quand elle reconnut enfin la marque qui s’était gravée sur sa poitrine. La main de Pagyva portant le soleil ! Elle n’en croyait pas ses yeux et essaya de se calmer. Après tout, c’était normal. Tous les crimes qu’elle avait commis, elle les avait commis au nom du dieu des dieux et c’était la preuve qu’il avait apprécié son geste. Voilà pourquoi il l’avait récompensée, honorée par sa marque. Elle était au comble de la joie, mais un bruit claqua au loin, la ramenant à la réalité : un jappement féroce et plein d’excitation. Le petit avait dû parler et les hommes poursuivaient à présent leurs recherches dans la forêt. Elle allait s’enfuir quand une voix dans son dos la fit sursauter. Un jeune homme, l’arme au poing, la fixait :
            « Qui êtes-vous ? Que faites-vous ici en pleine nuit ? » La jeune femme joua la comédie, ses yeux devinrent immédiatement ceux d’une petite fille qui aurait perdu le chemin de sa maison dans l’obscurité. Malgré cela pourtant, elle n’avait que peu de chances de s’en sortir cette fois-ci.
            - Oh monsieur, vous êtes mon sauveur, dit-elle les yeux débordant de larmes, j’ai vu l’assassin, j’ai vu cette ombre, protégez-moi de ce monstre, je vous en supplie. »
Elle tomba à genoux comme sous l’effet de la terreur. Le jeune homme la dévisagea. Après tout, comment une demoiselle aussi belle et à l’apparence si fragile aurait-elle pu commettre le moindre crime ? Ces quelques secondes d’hésitation furent de trop, il perçut à peine le bruit du verre qui se brisait et la jeune fille disparut dans un épais nuage de fumée noire. Une chose brilla en son centre, il vit le mouvement rapide d’un projectile venant dans sa direction, puis ressentit une douleur au bras droit. Cette sensation fut immédiatement remplacée par l’impression de fraîcheur qui s’était emparée de ses veines. Il tomba sur les feuilles d’un grand hêtre, totalement inconscient. La jeune femme se pencha sur sa victime, reprit sa dague, qu’elle fourra avec une extrême précaution dans un étui de cuir, et murmura quelques mots comme elle aimait tellement le faire. C’était pour elle une marque de respect d’expliquer à ses victimes ce qui leur était arrivé. 
 « Tu vivras demain, mais rien de tout cela ne subsistera dans ta mémoire. »
La rumeur des aboiements se rapprochait. Elle décida que la fuite n’était plus la meilleure des solutions. Les chiens la rattraperaient vite et il ne fallait pas non plus que leur flair les guide directement vers l’homme qui gisait à ses pieds. Elle le déplaça tant bien que mal jusqu’au plus proche buisson, et se coucha à ses côtés. Puis elle sortit de son sac une petite fiole semblable à celle qu’elle avait éclatée par terre quelques minutes auparavant. Le gaz qu’elle contenait était jaune pâle, alors que l’autre était rouge vif, mais c’était la seule chose qui les différenciait. A l’aide de son pouce et de son majeur, elle fit sauter le bouchon de liège. Le gaz se mélangea à l’air et créa un petit nuage de fumée grise qui l’entoura totalement. L’odeur en était piquante et chatouillait les narines, mais c’était ce qu’il lui fallait pour dissuader les chiens. Elle colla sa cape sur son nez et s’immobilisa. Une horde de molosses passa immédiatement devant elle, sans même la voir, une trentaine d’hommes à leur suite. Sa cachette était sûre et elle décida d’en profiter pour se reposer. De toute façon, elle n’eut aucun choix à faire car ses yeux se fermèrent tout seuls, elle se laissa donc aller dans la sensation de bonheur qui lui tendait les bras.


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Le soleil s’immisça sous ses paupières, la jeune fille se redressa, elle était assise dans une prairie, où tout semblait paisible. Elle entendait le bruit d’une rivière au loin, et le chant des oiseaux lui donna le sourire. Depuis quand n’avait-elle pas pris le temps de les écouter ? Elle aurait aimé rester là toute sa vie, mais ce n’était pas l’environnement qui lui donnait cette envie. C’était la présence proche d’elle, la main posée dans la sienne, la chaleur de ce corps collé au sien. Elle n’avait jamais ressenti ça. Un sourire béat était accroché à ses lèvres et elle ne pouvait, ni ne voulait s’en défaire. Elle ne se retourna pas quand elle sentit un mouvement près de son visage. Elle qui ne faisait jamais confiance à personne, elle qui était toujours sur ses gardes, elle se sentait complètement en sécurité. Un baiser fut posé sur sa joue, qui devint brûlante. Elle voulut se retourner mais elle ressentit une horrible sensation de chute. Elle s’accrocha à la main qui lui était offerte, mais le trou était apparemment trop profond et elle dut lâcher prise pour disparaître dans le vide.

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 Quelques heures après, la jeune femme fut réveillée par des sons de cors. Les chasseurs étaient rappelés à la ville. Elle attendit qu’ils soient tous passés, et quand elle estima la voie libre, elle se releva, jeta un dernier coup d’œil à l’homme qui dormait à ses pieds et disparut de nouveau dans la nuit. Ses pensées étaient braquées vers sa prochaine mission, son instinct la guidait vers la ville sainte de Blos Kalor. Elle savait à présent que c’était Pagyva lui-même qui la poussait, et c’est avec plaisir qu’elle lui obéirait.

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