dimanche 1 mai 2011

Chapitre Troisième

Chapitre Troisième

            Pendant les trois jours qui suivirent, l’agitation due à la venue des six souverains étrangers avait envahi la cité portuaire. Chaque nouvel arrivant royal était accueilli par la foule. La reine Youding première des Léïades arriva le lendemain même de la venue d’Azaat et de Williams. Cette dame était tout aussi réputée, et ce n’est pas peu dire, que Flora Mildva, souveraine de Kalor, pour son courage, son indulgence et sa bonté. Chaque année, elle se rendait à Blos Kalor à pied, traversant les montagnes immenses qui séparaient les deux régions. Et cette marche, elle la faisait entourée, d’égal à égal, par ceux de son royaume qui désiraient l’accompagner jusqu’à la ville sainte. Le lendemain matin, ce fut au tour d’un groupe composé de deux dizaines de cavaliers et de quelques calèches de se présenter aux portes du château. Le roi Armand de Kelm, comme chaque fois, prit soin de ne pas se montrer à la foule. Celle-ci d’ailleurs se serait bien passée de l’accueillir, n’eut été l’obligation due à son rang. Tous le voyaient à sa juste valeur : comme un homme imbu de sa personne, strict et quelque peu idiot. Dans l’après-midi, la foule se rassembla sur le port pour admirer les longs et fins bateaux arrivant de la ville de Sag Ator, capitale du désert rouge. Les gens du désert, bien que particuliers, étaient pour la plupart très appréciés des Kalossiens et furent particulièrement bien reçus. Cette fois-ci, Poral avait quitté le toit de sa maison et avait préféré se mêler à la foule pour l’arrivée des étrangers. Plusieurs bateaux accostaient les uns après les autres, mais personne n’en sortait. L’excitation était palpable parmi ceux qui s’amassaient autour du jeune homme. Les murmures et discussions alentour s’éteignirent d’un coup, laissant place à un grand silence. Tous s’écartèrent pour laisser passer une dizaine de personnes. Poral était aux premières loges. Ce groupe était formé de Darang, le protecteur royal, suivi de près par sa majesté Aron Mildva. Derrière eux marchaient les deux hommes qu’il avait vus deux jours plus tôt, et qui étaient, si ce qu’il avait entendu dire était vrai, les rois Azaat Dalimos, venu d’Orglade, et Williams Péréosane, des royaumes d’Atorna. La femme qui venait ensuite n’était autre, et Poral la reconnut tout de suite, que Youding première, reine des Léïades. Cette dame était tellement proche de ses sujets que le jeune homme l’avait déjà vue quelques années plus tôt, à la même date, se promener sur le port en compagnie de simples villageoises de son pays. Le reste du groupe était exclusivement formé de gardes en armure. Les gens dans la foule, curieux de ce qui allait se passer, ne les lâchèrent pas des yeux. Quatre hommes sortirent sur le pont du seul bateau dont les voiles étaient blanches et non grises. Ils saluèrent et s’inclinèrent respectueusement devant leur comité d’accueil. Ils installèrent de quoi descendre sur le quai sans effort, puis leurs souverains sortirent à leur tour. Tous deux, ainsi que leurs gardes, étaient vêtus de grosses fourrures. La chaleur du désert rouge était l’opposée absolue du temps qu’il faisait à Blos Kalor. L’homme, qui ne possédait que peu de pouvoir et n’avait de roi que le titre, prit la parole :
            «  Aron, quel plaisir de revoir de nouveau votre splendide cité, je vois avec soulagement que nous ne sommes pas les derniers, le voyage a été périlleux et nous avons craint d’arriver en retard.
            - Ne vous inquiétez pas, le roi Hériale n’est pas encore là. En revanche, bien que vous ne le voyiez pas, sa majesté Armand de Kelm est au château, mais elle a trouvé préférable de rester dans ses appartements. Des murmures parcoururent la foule. Bien que dit sur un ton qui ne laissait paraître aucune offense, les sous-entendus du roi n’avaient échappé à personne, et Poral eut envie de rire à l’écoute de ces propos. Mais à ce moment, la voix qui s’éleva, en réponse, fut une voix féminine et le silence revint immédiatement.
            - Je reconnais bien ici votre humour, mon cher Aron, je dois avouer que cela me manquait. Celle qui avait parlé descendit du bateau et fit face aux quatre souverains qui l’attendaient. Je suis tellement heureuse de vous revoir, mes amis »
            Toute la foule avait les yeux braqués sur elle, pas seulement parce qu’elle avait pris la parole, mais surtout parce que, des sept seigneurs des royaumes de Pagyva, la reine Meïsha de Sag Ator était de loin la plus énigmatique. Aucune personne dans le port, à part les quatre souverains qui lui faisaient face, n’avait jamais vu son visage. Un voile le masquait depuis plusieurs années déjà à tout regard étranger. Comme à chaque fois, la jeune reine en parut gênée. Aron, s’apercevant de son malaise reprit la parole et invita ses amis à regagner le château. Malgré le départ des souverains, la foule ne quitta pas les lieux. Fidèles à leur réputation, les Kalossiens accueillirent leurs invités et les aidèrent à décharger les bateaux. Poral, lui, n’avait pas le cœur à ça et se décida à rentrer chez lui. Quelque chose le tracassait, une chose qu’il ne comprenait pas. Une image floue apparaissait peu à peu dans son cerveau, grandissant, devenant de plus en plus nette, sans pour autant être descriptible. En arrivant sur le palier de sa maison, il réussit enfin à deviner ce que son inconscient voulait lui dire. Elle lui manquait, comme une drogue dont on ne peut se passer ! Drôle de sensation ! Ses intestins se resserraient et sa bouche était pâteuse. Cette fille, celle qui était arrivée avec l’empereur Dalimos… Pourquoi ne pouvait-il plus se passer d’elle ?
            Athalia, pendant que son frère et les autres descendaient sur le port, était restée dans la salle remplie de fauteuils qu’elle avait visitée à son arrivée. Elle était en compagnie de la reine Flora et toutes deux avaient pour mission d’accueillir Mégliara, la cousine d’Aron, à son arrivée au palais. En attendant que l’on vienne les prévenir, Flora expliquait à sa jeune amie ce qu’elle devait savoir sur les nouveaux arrivants :
             « Tout d’abord, nous allons commencer par le roi Armand, j’ai peu de choses à vous apprendre sur celui-là. Il est, des sept souverains des royaumes de Pagyva, le moins fréquentable, de mon point de vue évidemment. Je pense cependant que mon avis est partagé par la majorité de son peuple. Il règne sur Kelm comme le faisaient les souverains de jadis. Avec l’aide de l’Eglise, il se débrouille pour maintenir l’obscurantisme dans les régions sous son joug. Bien que je ne vous connaisse encore qu’assez peu, j’imagine que cet homme ne vous plaira pas du tout.
La jeune fille, qui écoutait attentivement, lui adressa un sourire.
            - Je suis sûre que je ne saurais l’apprécier.
            - Continuons donc par la jeune reine qui est arrivée hier, c’est Youding première des Léïades. Son peuple la considère comme une reine pleine de bonté, elle est très proche de lui. En ce qui me concerne, j’apprécie beaucoup sa compagnie. La jeune fille, qui n’avait aperçu la dame en question que très rapidement, se contenta d’acquiescer.
            - Nous arrivons au cas de ce cher Williams. Derrière l’homme plein de joie de vivre et d’humour que vous avez vu hier, se cache un passé assez sombre. Quelques jours seulement après sa naissance, un groupe de proches parents de sa famille prétendant au trône en l’absence de son père l’a enlevé. Ces quelques personnes en voulaient à leur roi de ne pas être mort lors de la dernière guerre qui avait embrasé le pays et par conséquent de ne pas leur avoir donné la chance de gouverner. Aveuglés par leur désir de vengeance et de pouvoir, ils ont dressé Williams comme une machine à tuer dans l’ultime but de l’envoyer un jour assassiner son propre père. A l’âge de quatorze ans à peine, le jeune prince qu’il était avait déjà les mains tachées de sang. Pas celui de son père, bien heureusement ! Ses premières victimes n’étaient que des tests. Par chance les gardes royaux le retrouvèrent, et la famille qui l’avait enlevé fut bannie des sept royaumes de Pagyva et maudite par la même occasion. Quand il fut enfin ramené au palais où il aurait dû vivre son enfance, sa mère était depuis longtemps morte de chagrin, et il fallut beaucoup d’années à son père pour pouvoir faire de Williams l’homme qu’il est à présent.
Flora finit sa phrase, et un long silence envahit alors la pièce, les deux femmes ne savaient que dire. Athalia sentait comme une boule qui se serait logée dans son estomac.
            «  Je suis désolée, je ne savais pas que le roi Péréosane cachait un tel secret, s’excusa-t-elle.
            - Vous n’avez pas à vous excuser. La reine lui adressa un sourire réconfortant en prononçant ces mots. La jeunesse de Williams est très triste certes, mais vous n’y êtes pour rien. Vous savez, j’ai le droit de vous raconter cela uniquement parce que vous êtes de sang royal, ces secrets font partie des choses qu’il est de notre devoir de connaître, mais il ne faut pas qu’ils s’ébruitent. Par conséquent, il faut que vous me promettiez de ne les répéter à personne. La jeune femme acquiesça d’un signe de tête. Nous pouvons donc continuer les présentations. Actuellement, sur le port, des bateaux arrivent du désert rouge, et dans l’un d’eux doit être installée la Reine Meïsha. Cette dame est le personnage le plus énigmatique aux yeux du peuple parmi les sept souverains. Elle aussi était présente lors de la Guerre des Anges. Elle a donc noué de très forts liens d’amitié avec Darang, Youding, Williams, votre frère et Aron. Tous m’ont dit quelle petite fille charmante et mignonne elle était. La jeune princesse buvait les paroles de son interlocutrice. Il y a sept ans, sa vie a basculé à jamais. Elle porte en permanence un voile sombre sur le visage depuis le jour où elle a perdu toute sa  famille.
            - Que s’est-il passé ? Comment a-t-elle pu perdre toute sa famille en une seule journée ? Quel traumatisme ! Je comprends pourquoi elle porte le deuil depuis si longtemps.
            - L’histoire est pire que vous ne l’imaginez. Ce voile n’est pas la marque de son deuil. Pour que vous puissiez comprendre, je vais vous raconter toute la vérité telle que je la connais. Son père était un grand ami du vôtre, et il y a quinze ans, à son retour de la guerre, à cause du décès de ce dernier et de toutes les horreurs qu’il avait vues, le vieil homme a commencé à perdre la raison. En quelques années, son état est devenu critique. Un jour, la folie l’a envahi, il a emmené de force son fils, sa femme et sa fille, la reine Meïsha, dans un lieu appelé la Fournaise. Un point du désert rouge, où la chaleur est telle qu’elle peut tuer en quelques heures seulement, et brûler les chairs non protégées en quelques minutes. Le roi malade a attaché sa famille, les obligeant à rester au soleil, puis s’est assis à côté d’eux un sourire aux lèvres. Il n’a pas bougé, ni même gémi une seule fois, alors que son visage se couvrait de cloques. Sa femme, elle, voyant qu’elle ne pourrait rien faire pour ses enfants, pleurait et hurlait, aussi bien de douleur psychique que physique. Quand les gardes ont retrouvé la trace de leurs souverains, il était trop tard, seule la reine Meisha était encore vivante, elle doit la vie à l’ombre que son frère lui avait volontairement offerte, en se dressant le plus possible entre elle et le soleil. Voilà pourquoi la reine porte depuis ce jour un voile, son visage a gardé des marques ineffaçables de cet ignoble souvenir.
            Cette fois-ci Athalia en avait les larmes aux yeux, elle était toute retournée par le destin de cette femme qui lui était parfaitement inconnue. La reine Flora allait reprendre la parole quand quelques coups discrets tapotés à la porte la firent sursauter. Une domestique entra et annonça l’arrivée de Mégliara, la cousine d’Aron, qui la suivait de près. Athalia remarqua tout de suite qu’elle formait un beau couple avec le roi Williams Péréosane. Elle n’était pas vraiment belle, mais l’on comprenait au premier regard qu’elle était l’une de ces femmes fougueuses qui ne se laissent pas séduire par un homme avant d’avoir joué longtemps avec lui auparavant, et qu’elle était capable de se débrouiller et de se défendre seule. La jeune princesse avait dressé ce tableau en s’inspirant des histoires de femmes corsaires ou assassins qu’elle avait pu lire dans sa jeunesse, et elle n’était vraiment pas tombée loin de la vérité. La nouvelle venue était grande et mince, ses yeux et ses cheveux étaient plus noirs que les ténèbres, mais son sourire bienveillant donnait envie de la connaître. Après de courtes présentations, l’épouse et la cousine du roi des lieux discutèrent de leur dernière rencontre avant que l’on vienne, quelques minutes plus tard, leur annoncer que les rois Mildva, Péréosane et Dalimos, ainsi que la reine Youding, étaient de retour en compagnie des souverains du désert rouge. Il y eut le soir encore, un délicieux repas au cours duquel Athalia regarda ses compagnons de table avec beaucoup d’intérêt et de compassion.
            Le dernier souverain arriva le lendemain. Il avait la fière allure d’un guerrier, fort, musclé, grand et robuste, mais ses cheveux grisonnants et son embonpoint lui donnaient l’aspect du parfait petit vieillard, sympathique et bon vivant. Une petite femme d’un âge proche du sien l’accompagnait. Elle avait une taille fine et son visage révélait à quel point elle avait dû être belle quand elle était jeune. Athalia n’avait pas assisté à leur arrivée au château et fit leur connaissance au réveil. Tous deux étaient assis à table, chacun d’un côté de Flora, cette dernière prit la parole : 
            « Bonjour princesse, je vous présente mes parents, le roi Hériale et la reine Anna d‘Osité. Père, mère, je vous présente la princesse d’Orglade, Athalia Dalimos. »
            Tous trois se saluèrent avec beaucoup de respect, et échangèrent quelques paroles à propos de leurs pays respectifs.
            Dans le courant de la matinée, Aron Mildva rassembla tous ses convives de sang royal, et Darang, pour une réunion en rapport avec les évènements du lendemain. Cela faisait plusieurs siècles que la cérémonie se déroulait selon le même protocole et cela n’allait apparemment pas changer. Toute la journée, banquets, spectacles et démonstrations en tous genres égaieraient les rues de la ville, en toute convivialité. Au soir, les souverains accompliraient le rituel traditionnel, consistant à tous poser la main sur le Glaive des dieux, relique reconnue comme sacrée. Ils jureraient fidélité aux royaumes de Pagyva, puis feraient leur discours habituel en souhaitant tout le bonheur possible au peuple pour la prochaine année, avant de conclure par un repas particulièrement délectable. Tout fut planifié pour que la journée du lendemain soit agréable pour tous, sauf peut-être pour le roi Armand de Kelm qui avait depuis longtemps rayé le mot  « agréable » de son vocabulaire. Athalia passa le reste du jour à s’ennuyer. Flora, qui avait été jusque là sa principale compagnie au château, partit dès le début de l’après-midi en compagnie de ses parents, la laissant donc abandonnée à elle-même. La seule occupation qu’elle trouva fut de fouiller la bibliothèque à la recherche d’informations sur la fête prochaine. Elle eut donc naturellement hâte que la journée se termine et alla se coucher tôt après le dîner, la tête pleine de projets pour le lendemain.
Poral fut éveillé par le son des voix qui montaient de la rue. La simple idée des festivités à venir le mit de bonne humeur. Il se leva d’un bond, enfila ses pantoufles à tâtons et se rua sur la fenêtre. Au moment où il l’ouvrit, la musique et les odeurs de viennoiseries envahirent la pièce. D’où il était, il apercevait sur le port les jongleurs, cracheurs de feu, dresseurs d’ours et autres artistes qui exerçaient leurs métiers et passions sous les yeux ébahis des passants. Des talents et des animations venus des sept royaumes de Pagyva agrémenteraient cette journée. S’arrachant à sa contemplation, le jeune homme dévala l’escalier menant au rez-de-chaussée. Sur la table de la salle à manger un mot lui apprit que ses parents étaient déjà partis en promenade à travers la ville. Il s’empressa donc de déjeuner et sortit de chez lui. A peine avait-il passé la porte qu’il se sentit pousser des ailes, la fête et la musique l’enivraient. Il admirait les danseurs acrobatiques, et tout particulièrement les danseuses du ventre du désert rouge. Il passa une très bonne journée en compagnie de ses amis et aucun d’eux ne vit le temps passer, si bien qu’arriva bien trop tôt à leur goût le moment de l’attente du discours des rois le soir même, sur la grande place au pied du château.
Athalia regardait par la fenêtre de sa chambre. Dehors, la grande place qui faisait face au château s’emplissait peu à peu. La jeune princesse que l’on venait d’habiller et de maquiller ne cessait de jeter des coups d’œil à l’immense miroir de sa chambre. Elle avait peur, elle n’aimait pas savoir tous les regards braqués sur elle, cela la rendait anxieuse, elle craignait de se ridiculiser. Dans un peu plus d’une heure, elle sortirait en compagnie de tous les souverains présents, sur l’immense balcon dominant la place, et devrait faire face à l’un de ces moments d’angoisse où des centaines de regards la dévisageraient. Elle se devait d’être parfaitement bien coiffée, parfaitement bien habillée, pour faire honneur à son frère. Quelques coups sur la porte la sortirent de ses pensées :
             « Princesse ? C’est Flora, puis-je entrer ? »
Athalia ouvrit immédiatement. La reine des lieux était devenue une vraie amie pour elle et elle se rendit compte aussitôt du mal être de l’adolescente. Elle lui prodigua comme toujours énormément de conseils et d’encouragements si bien que le moment venu, Athalia avait dissipé son angoisse et retrouvé son sourire angélique. Elle était à présent en compagnie de tous les souverains et attendait derrière les grands rideaux blancs qui la séparaient du balcon. De l’autre côté, les musiques et les chants continuaient à s’élever dans la bonne humeur. Un silence intense et respectueux tomba pourtant sur la foule au moment où le rideau s’ouvrit. Aron et Flora prirent la tête, suivis de près par la reine Meïsha et son mari. Armand de Kelm vint ensuite, plus hautain que jamais. Mégliara, la cousine d’Aron, au bras de Williams, fut accueillie par beaucoup de murmures et de gloussements. Le roi Hériale et sa femme, et enfin Youding et Azaat fermaient côte à côte la marche. L’angoisse d’Athalia lui revint, quelle idiote elle avait été d’attendre ! Si elle arrivait en dernier sur le balcon, il était certain que tous la remarqueraient. Darang, qui se tenait juste derrière elle, lui murmura quelques mots à l’oreille :
             «  Allez, princesse, c’est votre tour, les gens de votre peuple vont se languir de vous. Vous verrez, ce n’est pas si terrible. » Athalia le regarda, tout d’abord surprise car elle s’était habituée au silence du garde, puis devant le sourire qu’il lui adressait, elle se sentit forte de ses encouragements. Elle le remercia donc et avança d’un pas décidé vers le balcon. Quand elle arriva au niveau de son frère, ce qu’elle craignait se passa : tous les regards s’arrêtèrent sur elle, mais bizarrement, maintenant qu’elle leur était confrontée, l’angoisse avait disparu. En bas, la plupart des gens la voyaient pour la première fois et les commentaires sur son incroyable beauté fusèrent de toutes parts. Aron prit la parole d’une voix forte qui fit taire toutes les autres : « Aujourd’hui, une fois de plus, je suis fier d’avoir devant moi un peuple composé de citoyens des sept royaumes, de voir toutes ces personnes si différentes et pourtant si proches. Je pense que cette année encore nous comprenons à quel point nous avons besoin les uns des autres, et à quel point chacun d’entre nous est unique et apporte ses propres qualités. Je veux que tous se souviennent longtemps de cette journée de fête et de partage et que les générations à venir sachent à quel point les royaumes voisins sont appréciables, afin que durent éternellement la paix et la prospérité à travers tous les royaumes de Pagyva. » Le grand orchestre de Blos Kalor se mit alors à jouer une mélodie lente, douce et mélancolique. Cette fois-ci, ce fut la voix rauque du roi Hériale qui s’éleva du balcon : « A présent mes amis, pendant que l’hymne résonne sur cette magnifique place, permettez-nous de nous retirer, afin d’accomplir le rituel comme il se doit. Ensuite, nous reviendrons annoncer le début des festivités de ce soir. » Sur ces mots, alors que l’hymne flottait encore dans l’air, les souverains repassèrent sous les rideaux et entrèrent de nouveau dans la demeure royale.
Darang s’appuya le dos contre le mur et les regarda s’asseoir avec leurs familles autour de la table ronde au centre de la pièce. Il somnolait car il savait à quel point cette cérémonie était ennuyeuse. Les souverains, placés à égale distance, devaient tous poser la main sur le Glaive des dieux, puis jurer, les uns après les autres, fidélité aux royaumes de Pagyva. Darang regardait et écoutait, mais sans grand intérêt, le discours d’Aron. Les mains des sept rois et reines d’ascendance directe, et non celle par mariage, se posèrent bientôt sur l’arme. De grands discours élaborés avec soin furent prononcés en tant que vœux de fidélité. Le garde fut tiré de sa torpeur au moment où Aron, s’exprimant en dernier, finit de parler. A ce moment précis, la lumière devint éblouissante, Darang n’y voyait plus rien et quand un cri de douleur retentit, ce fut avec un réflexe digne de son rôle de protecteur royal, qu’il dégaina son arme et la brandit en direction du son, prêt à agir. Mais quand la vue lui revint, il ne comprit pas ce qui avait bien pu se passer. Il vit la princesse Athalia à terre, les doigts maculés de sang serrés autour de son cou. Aron, Flora, Williams et Azaat s’étaient déjà penchés sur elle, si bien qu’il ne pouvait voir exactement ce qui avait blessé la jeune fille. Son frère, le roi d’Orglade, réussit à soulever la main qu’elle tenait sur la plaie et tous purent alors voir la marque qui se dessinait sur le cou de l’adolescente. De fines lignes formaient peu à peu le dessin d’une main soulevant de ses longs doigts le soleil. Tous restèrent interdits jusqu'à ce que les derniers rayons fussent apparus sur la douce peau d’Athalia. Aucun d’eux n’ignorait qu’ils étaient en présence de la marque de Pagyva et ce fut la princesse elle-même, angoissée par tous les regards inquiets posés sur elle, qui prit la parole :
            « Que se passe-t-il ? Dites-moi ce que j’ai ! » Sa voix sanglotait et la peur montait en elle. Personne ne savait quoi dire ou quoi faire. Ce fut le patriarche de la salle qui fut le seul à réagir.
             « Vous, dit-il en désignant une domestique d’un geste du menton, posez ce plateau et allez me chercher un médecin. Quant à nous autres, calmons-nous et réfléchissons. La blessure n’est que superficielle et le saignement a déjà cessé, mais il va falloir réagir vite et comprendre ce que signifie cet événement. La première chose à faire serait d’annoncer au peuple l’ouverture des festivités du soir pour n’inquiéter personne. Ce qui s’est passé à l’instant n’était pas une agression, il est clair que c’est un message des dieux en personne. C’est notre cérémonie qui a généré tout cela, elle n’est donc pas aussi inutile que l’on croyait, et demain nous partirons tous pour la grande Bibliothèque de la cité des pouvoirs, afin de mettre cela au clair… ». Il fut interrompu par l’entrée d’un médecin. La blessure fut vite nettoyée et la marque de Pagyva apparut plus nette encore. Le nouveau venu confirma que la plaie n’était d’aucune gravité. Il s’ensuivit une longue discussion entre les souverains, puis tous, non sans inquiétude, prirent la direction du balcon. La princesse, elle, était restée assise sur la table, juste à côté du glaive. Plusieurs domestiques lui bandaient le cou. Darang la regardait d’un air interdit, il ne savait quoi dire. Il n’aimait pas ce qui ne semblait pas naturel et s’en voulait de ne pas avoir pu l’aider. Se rendant compte de son malaise, Athalia le regarda avec un magnifique sourire : «  Ne vous inquiétez pas, je ne me suis jamais sentie aussi bien, comme si cela devait de toute façon m’arriver. »
Poral était tout sourire ce soir, la fête et l’alcool aidant, il se sentait euphorique. Il venait de se payer une nouvelle pinte quand une douleur rapide lui transperça le biceps droit. En laissant échapper le verre qui se brisa par terre, il attira l’attention de ses amis. Il ne savait pourquoi, mais il n’avait aucune envie de leur parler de cette douleur qu’il avait ressentie et il mentit à propos de sa maladresse. C’est le moment que les souverains choisirent pour réapparaître. Soulevant la manche de sa chemise, le jeune homme aperçut avec horreur et incompréhension la marque du dieu Pagyva incrustée dans ses chairs. Affolé, il profita de la cohue pour s’éclipser et prit discrètement la direction de sa maison où il avait l’intention de s’enfermer pour essayer de trouver une explication. Il jeta un dernier regard en arrière et l’absence de la princesse Athalia lui sauta aux yeux, mais la marque sur son bras hantait son esprit et il accéléra le pas dans les sombres ruelles menant à sa maison. 

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