dimanche 1 mai 2011

Chapitre Quatrième

Chapitre Quatrième



            La lumière pâlissait peu à peu à travers les vitres du grand monastère de Kelm. A l’extérieur le soleil allait bientôt disparaître derrière la multitude des hautes collines alentour.  «  Les jours passant, il fait nuit de plus en plus tôt », se dit Zaek tandis qu’il observait le spectacle depuis sa chambre. Comme chaque année à cette période, les activités dans la grande bâtisse religieuse se voyaient fortement diminuées, et le dîner, toujours servi à la tombée de la nuit, n’allait pas tarder. Mais aujourd’hui, Zaek resterait dans sa chambre, il n’avait pas faim, voilà déjà plusieurs jours qu’il se sentait mal. Il s’était passé quelque chose au début de la semaine, quelque chose qui l’avait réveillé en pleine nuit, comme une intense douleur sous la plante du pied droit, une brûlure qui l’avait empêché de se rendormir. Le lendemain, à la lueur du jour, le jeune homme s’était rendu compte qu’une marque noire représentant une main soulevant le soleil était apparue. Il reconnut tout de suite le symbole du dieu Pagyva et se garda bien d’en parler autour de lui dans le monastère, mais cette chose hantait son esprit, il aurait voulu qu’elle disparaisse, qu’elle s’efface, mais rien n’y faisait. Il ne pouvait s’empêcher de la regarder et chaque fois elle lui apparaissait plus brillante. Un autre phénomène s’était produit dès lors dans son esprit et dans son corps tout entier : une envie irrépressible et incompréhensible de se rendre dans la ville sainte de Blos Kalor. La cloche sonna et des bruits de pas et de conversations se firent entendre dans les couloirs. Tout le monastère se pressait vers la grande salle à manger. Dans quelques instants quelqu’un viendrait sûrement frapper à sa porte pour voir s’il allait bien ; mais il ne pouvait pas attendre un instant de plus, son instinct le poussait vers cette ville inconnue et dès que les bruits se furent tus, il ouvrit la porte de sa chambre et se glissa à l’extérieur. L’immense corridor était encore plus glacial que la pièce où il dormait, mais le garçon y était habitué et n’y prêta aucune attention. Il partit dans le sens opposé à la salle à manger, descendit un escalier en colimaçon périlleux et, après quelques dizaines de couloirs et de portes, se retrouva dans la cour. La neige avait déjà commencé à recouvrir les dernières traces de pas que les moines avaient laissées derrière eux en allant manger. L’immense porte d’enceinte était fermée et Zaek savait que même les clefs en main, il aurait du mal à la faire pivoter sur ses gonds à cause de l’épaisse couche de neige qui s’était accumulée derrière. Le trousseau qu’il lui fallait était aux écuries, il y courut donc. Une fois en possession de ce qu’il voulait, il se dirigeait vers la sortie quand une idée lui vint. Blos Kalor était sûrement à des centaines de lieues d’ici et à pied il aurait vraiment du mal à s’y rendre. Il n’avait monté un cheval qu’une seule fois, il y avait des années de cela. Assis derrière le frère Guillaume, il s’était rendu aux portes de la cité royale de Kelm pour y délivrer un message. Mais cette fois-ci le jeune homme devrait monter seul, se débrouiller seul d’ailleurs, mais il était prêt à tout pour atteindre son objectif. Il se décida donc à prendre avec lui le plus grand étalon du monastère. Il entra dans le box, le saisit par la bride et le fit avancer. Tous les chevaux étaient habitués à lui car il était de son devoir de les seller, les brosser ou bien les soigner. Il l’emmena hors de l’écurie et revint vers la porte. Il glissa la clef dans la serrure, actionna le mécanisme et tenta en vain de pousser. Mais le battant, qui était déjà trop lourd à ouvrir pour un seul homme en temps normal, ne bougea pas d’un pouce. Une voix derrière lui le fit sursauter : 
- « Et où comptes-tu aller, jeune homme ? » Zaek leva immédiatement la tête. Le père supérieur le regardait d’un œil interrogateur depuis un balcon du deuxième étage.
            Je m’en vais, mon père, répondit-il, j’ai à faire ailleurs et personne ne m’empêchera de partir à présent. Si vous voulez agir, alors priez pour moi.  Lui-même parut surpris de ce qu’il disait, comme si quelqu’un d’autre s’était emparé de lui et le contrôlait.
            - Mon garçon, vois-tu, je crois que tu fais erreur, je ne te veux aucun mal, répliqua le vieillard, mais tu ne peux pas partir d’ici comme ça ! Tes parents nous ont confié ta responsabilité, de plus je crois que cet animal est un des biens de l’Eglise. » Dans la cour, son auditeur se contenta de le regarder sans lui répondre puis se détourna et s’approcha de nouveau de la porte.
            - Vous savez, mon père, si seulement j’avais le choix je resterais ici, mais les circonstances sont telles que je suis contraint de vous désobéir. Il posa une main sur l’immense battant, au revoir, mon père, et merci pour tout.
- Mais, mais…, le père supérieur ne sut quoi dire au moment où Zaek ouvrit sans aucune difficulté la porte du mur d’enceinte, …par tous les saints, c’est impossible ! » Il continua à prier silencieusement alors que le jeune homme en bas enfourchait sans mal sa monture, et s’éloignait au pas dans la nuit.
Au fur et à mesure que le cheval et son cavalier s’enfonçaient dans la pénombre, Zaek se sentait revenir à lui, comme s’il se réveillait, en s’extrayant d’un rêve prenant. Il réalisait enfin sa situation, il avait fui le monastère, où il avait passé toute sa vie, d’une façon pour le moins étrange et se dirigeait à présent vers une ville totalement inconnue. Les derniers événements l’avaient épuisé et ses paupières se fermaient toutes seules. Il s’agrippa le plus possible au cheval et posa sa tête sur le cou de l’animal. Il ne voulait pas s’endormir, le risque de chute était trop grand, mais un profond sommeil l’envahit presque instantanément et le jeune homme ne pouvant lutter contre la fatigue plongea dans le doux nuage des rêves.

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            Zaek se retrouva dans une tour certainement destinée à la surveillance. Il surplombait un port qui semblait abriter un très grand nombre de bateaux. La mer qui s’étendait en dessous, était calme et d’un bleu azur. C’était la première fois qu’il voyait une telle quantité d’eau et n’en croyait pas ses yeux. Même tous les récits qu’il avait entendus à ce propos ne pouvaient le préparer à une telle vue. A l’horizon il n’y avait ni colline, ni montagne, seulement une étendue séparée du ciel bleu par une immense ligne. Il se retourna dans une tentative vaine de trouver un indice sur le lieu dans lequel il se trouvait, et ce qu’il aperçut alors l’impressionna encore plus qu’il ne l’était déjà. Dominant les bâtiments du port, un château immensément plus grand que le monastère se dressait sur une haute colline. Son toit était un dôme vitré que la lumière faisait étinceler. Et ses murailles d’un blanc nacré auraient impressionné n’importe qui. Les rayons du soleil se répercutant sur l’édifice devinrent aveuglants, et en quelques secondes, il ne vit plus rien.


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Doucement, il émergeait du sommeil. Le trot léger de sa monture le berçait et ses paupières ne cessaient de se refermer. Il lui fallut plusieurs minutes pour reprendre entièrement ses esprits. Il ne savait absolument pas où il était à présent, ni combien de temps il avait dormi. Il était au sein d’un petit bois et approchait visiblement de la lisière car le soleil, qui s’était levé, brillait de plus en plus au travers des arbres. Quand il en sortit, une vue magnifique sur l’immense étendue de collines qui composait le paysage s’offrit à lui. Il eut une surprise telle qu’il crut tomber de sa monture au moment où il aperçut la célèbre cité royale de Kelm à seulement quelques centaines de mètres de lui. Le jeune homme ne comprenait pas, il pensait que son sommeil n’avait duré que quelques minutes, et voilà qu’il faisait jour et son cheval avait parcouru plus de quarante lieues ! Le plus étonnant était encore que l’animal avait su, sans l’aide de son maître, retrouver son chemin au travers du labyrinthe de collines qui s’étendait sur cette région. Le destin voulait-il à tout prix l’aider ou bien étaient-ce tout simplement les dieux eux-mêmes ? Il décida de ne plus y penser. Après tout, la chance était de son côté et il ne pouvait que s’en réjouir. Il se dirigea donc vers l’immense cité, vers l’inconnu, un goût d’excitation mêlée d’anxiété dans la bouche.

            Il avait quitté les sous-bois pour se rendre sur la grande route menant aux portes de la ville. A présent, une multitude de chevaux et de charrettes se pressaient autour de lui. Il se sentait mal à l’aise, il n’aimait pas être entouré d’hommes, leurs regards le gênaient. Il arriva enfin au niveau de la porte et un garde lui barra le chemin de son arme :
 « Halte, si vous souhaitez pénétrer dans cette cité, vous devez décliner votre identité et me donner le but de votre visite. 
            - Je suis un voyageur de passage, je ne cherche ni problèmes, ni bénéfices. Je veux juste le gîte et le couvert pour la nuit, ainsi que quelques provisions. Cette fois encore, il ne se reconnut pas au travers de ces paroles.
Le garde le dévisagea, puis avec un haussement d’épaule désinvolte, lui indiqua le chemin à suivre pour s’introduire dans la ville. Zaek le salua, se dirigea vers l’arche et pénétra enfin dans la capitale du Royaume de Kelm. Il passa la fin de l’après-midi à arpenter les grandes rues de la cité. Il eut la déception de se rendre compte que tout ce que les livres lui avaient appris au sujet de cet endroit n’était que mensonges et exagérations. Il ne reconnut pas toutes les merveilles qu’il pensait y découvrir, ni les magnifiques tours blanches, ni les rues parfaitement entretenues et encore moins les habitations impeccables qu’il pensait trouver. Tout autour de lui les bâtisses étaient pauvres, pour certaines partiellement détruites. Les gens sur le bord de la route principale paraissaient misérables et en mauvaise santé. Dans les ruelles, Zaek apercevait souvent des groupes d’hommes à la mine patibulaire. Seul l’immense château trônant au centre de la ville et les quelques maisons l’entourant étaient magnifiques. Le jeune homme comprit donc que ce souverain dont les moines ne cessaient de faire l’éloge n’était qu’un homme égoïste et probablement très égocentrique. Puis il balaya ces pensées, cela ne le regardait plus à présent. Il avait apporté avec lui le peu d’argent qu’il possédait et comptait s’en servir pour tenir jusqu’à la ville sainte. Il se mit donc à la recherche de provisions pour les jours à venir, qu’il rangeait soigneusement dans le grand drap lui servant de baluchon. Il acheta aussi une longue cape grise qui le couvrait des pieds à la tête et dont le capuchon dissimulerait son visage à tout regard étranger. Le soir venu, il s’installa dans une taverne. L’endroit était malsain, les femmes y étaient habillées trop légèrement à son goût ; quant aux hommes, ils passaient leur temps à s’enivrer et à accoster ces dernières en palpant de leurs grosses mains les seules parties de leurs corps encore couvertes de tissu. Zaek était assis dans un coin sombre de la salle et regardait ce spectacle avec dégoût tout en mangeant ses œufs brouillés. Un inconnu vint s’asseoir à sa table. Le jeune homme ne leva même pas la tête, mais il sentit une pointe froide sur son ventre et le nouveau venu lui murmura à l’oreille d’une voix qui se voulait dure :
 « Décroche doucement la bourse qui pend à ta ceinture et glisse-la moi, gamin, si tu ne veux pas que tes boyaux se déversent sous la table. »
Pour seule réponse, Zaek saisit doucement la lame pointée vers lui et la serra. Le voleur, voulant la lui faire lâcher, secoua son arme de plusieurs mouvements du poignet, mais rien n’y fit, le jeune homme la tenait trop fermement. C’est seulement à ce moment qu’il leva les yeux vers son agresseur. Leurs regards se croisèrent. Les petits yeux de l’inconnu étaient emplis de crainte. Cette peur décupla au moment où sa supposée victime, d’un coup sec, s’empara de l’arme et la retourna contre son propriétaire. L’homme n’osait bouger. Il écoutait, inquiet, les paroles que le « gamin » qui lui faisait face lui chuchotait à l’oreille : 
« Souviens-toi de ce sentiment. Souviens-toi de ce moment où la mort plane au-dessus de toi. A présent tu vas partir et prier dès que tu pourras, car c’est Pagyva qui guide ma main et sans cela, tu serais déjà mort. »
            L’homme eut un frisson, écarta lentement sa chaise de la table et quand il estima que la distance était suffisante, il prit ses jambes à son cou. Zaek examina la blessure qui lui barrait la paume. Il n’avait rien de grave. Il entoura sa main de sa serviette, paya son dû et sortit de l’établissement. Le ciel était parsemé d’étoiles, il enfourcha sa monture et prit la direction de la sortie de la ville. Il passait sous l’énorme arche pour rejoindre la route principale, quand une silhouette se dessina à quelques mètres : un homme grand, fin, monté sur un cheval à l’air fatigué. Aucun doute, le frère Guillaume avait déjà été envoyé sur ses traces. Le jeune homme s’empressa de se couvrir de son capuchon, il ne ressentit aucune peur au moment où il le croisa. Il avait changé depuis qu’il avait quitté le monastère, il n’était plus le même. La marque révélait-elle sa personnalité ? Le frère, trop las pour être vigilant, passa sans même le voir. Zaek ne regarda pas en arrière en franchissant les frontières du royaume de Kelm dans lequel il avait passé toute son enfance. Il devait oublier tout cela et devenir ce qu’il était destiné à être. Il regarda la pénombre devant lui. Là-bas, à des lieues, se dressait la ville sainte de Blos Kalor. A cette pensée, un sourire se dessina sur ses lèvres. Il talonna son cheval et se mit en route vers son destin.

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